Très impliqué dans la création de l’Institut Pasteur du Laos en 2012, le professeur de médecine Didier Sicard a pu constater à quel point la transformation des forêts asiatiques rapproche les humains des chauve-souris, des animaux qui sont vraisemblablement impliqués dans l’irruption du Covid-19. Il souligne à quel point la recherche a négligé les études de terrain qui portent sur les chaînes de transmission de pathogènes dans la faune sauvage.
Didier Sicard est professeur émérite à Sorbonne Universités. Il a notamment présidé le Comité Consultatif National d’Ethique.
Interview réalisée le 3 avril, pour la préparation de l’édito Carré et du Virus au Carré, de Mathieu Vidard, diffusés le 6 avril sur France Inter.
Vous soulignez à quel point la recherche scientifique est indifférente à la recherche du point de départ des épidémies, l’enchaînement d’événements qui conduit des virus à quitter leur animal-hôte et à contaminer les humains. Ce travail, qui se fait sur le terrain, dans les forêts tropicales en particulier, a-t-il été négligé?
Complètement. Ce qui est dans l’air du temps, ce qui est noble, ce qui passionne les chercheurs et ceux qui les financent, ce sont l’étude du génome, le génie bio-moléculaire, l’intelligence artificielle ou les robots chirurgiens. On privilégie depuis longtemps cette recherche appliquée, sophistiquée, couteuse aussi, qui permet de mettre au point des thérapies, des médicaments, des vaccins, au détriment d’une recherche fondamentale et du travail sur le terrain. Vous vous rendez compte qu’il n’existe plus, aujourd’hui, de laboratoire de recherches sur les moustiques à l’Institut Pasteur de Paris, donc pas de doctorants? [un laboratoire d’entomologie existe à Papeete, sur les moustiques du Pacifique]. Ce qui relève de l’étude des insectes et des vecteurs sur le terrain est considéré comme de la chasse aux papillons, comme une activité digne du XIXe siècle. Même les écologistes sont indifférents à cela. Ils protestent contre la déforestation, mais aucun ne s’intéresse, par exemple, au lien qui existe entre la déforestation, le changement de comportement des chauve-souris et l’impact que cela peut avoir sur la santé humaine. Nous sommes devenus indifférents à la chaine de transmission des épidémies, et c’est très grave. Il faudra faire un effort considérable et durable pour comprendre la genèse de cette pandémie du Covid-19. L’épidémie de SRAS, en 2003, quasi identique, avait suscité de nombreux travaux et puis tout s’est arrêté au prétexte qu’elle s’est interrompue.
Ce sont des recherches sur le terrain qui ont permis de découvrir, entre autres, le parasite du paludisme ou le virus du SIV du singe, qui est devenu HIV en passant chez l’homme. Aujourd’hui, on ne traque plus les pathogènes dans la nature?
On le fait encore, mais cet effort n’est pas à la hauteur des enjeux. Les trois-quarts des maladies infectieuses humaines émergentes proviennent de pathogènes animaux. Il n’y a pas de moyens financiers pour le travail de terrain qui est long, fastidieux et onéreux. L’argent va vers les médicaments, les vaccins, mais pas dans le travail de terrain qui ne rapporte rien à court terme. C’est la faillite de la recherche fondamentale. Pourtant, ce travail de terrain est indispensable, car il peut nous aider, en comprenant les chaines de transmission, à nous prémunir contre les prochaines épidémies.
Il y a quelques jours, des scientifiques chinois ont confirmé dans Nature que des pangolins de Malaisie étaient porteur d’un virus proche du SARS-CoV-2. Plus étonnamment, ces animaux ont été étudiés récemment, mais à partir d’échantillons saisis de 2017 à 2019 par les douanes chinoises. C’est un pangolin qui a contaminé le patient zéro?
Si c’est un pangolin qui a transmis le SARS-CoV-2 à l’homme, il a probablement été contaminé lui même par une chauve-souris. Le pangolin n’est pas un réservoir de virus, alors que la chauve-souris est probablement le plus important des mammifères-hôtes. De toute évidence, c’est elle qui abrite le virus du SRAS et le SARS-CoV-2
Pour quelle raison?
Elle dispose d’un système immunitaire d’une très grande efficacité. Elle est porteuse de très nombreux virus, mais les tolère très bien. Quand un porc contracte la peste porcine, il meurt. Mais quand une chauve-souris contracte un coronavirus, elle vit très bien avec et c’est ce qui la rend potentiellement dangereuse pour les humains. Tant qu’on les laisse tranquille dans la nature, les chauve-souris ne menacent personne. Mais quand on bouleverse leur environnement et qu’on se met à fréquenter leurs territoires, le risque grandit.
La chauve-souris est donc un maillon important dans la transmission des zoonoses?
Oui, pour les raisons que j’ai évoquées plus haut. Mais il en existe probablement d’autres. Par exemple, Paul Brey, qui dirige l’Institut Pasteur du Laos, fait l’hypothèse que les serpents seraient aussi des réservoirs de virus, même s’ils ne contaminent pas directement les humains car ceux-ci se tiennent à l’écart. On ne sait pas non plus si les moustiques et les tiques, qui sont des vecteurs importants de maladies pour les humains et les animaux d’élevage, peuvent aussi héberger des coronavirus. Pour le savoir, il faudrait financer du travail de terrain! L’épidémie de SRAS a permis de comprendre la chaine de transmission de ce virus: les chauve-souris ont contaminé des fruits qui sont consommés par des civettes, lesquelles ont contaminé des humains. On pourrait aussi s’intéresser au pangolin. On peut penser qu’il est un maillon d’une chaîne de transmission, qui là encore démarrerait de la chauve-souris: celle-ci contamine des fruits avec sa salive, mais aussi son urine. Ceux-ci sont aussi consommés par des fourmis qui pourraient ainsi devenir porteur d’un pathogène, lequel contaminerait le pangolin. Il y a de nombreuses chaines de transmission possibles qui peuvent conduire jusqu’aux humains, mais on ne le sait pas, faute de les étudier. Ce qui est sûr c’est que plus on bouleversera les écosystèmes et plus le risque de nouvelles pathologies sera grand. Si j’avais cinquante ans de moins, je rassemblerais des vétérinaires, des agronomes, des forestiers, des médecins, des virologues etc. et je créerais un « Institut de l’animal et de l’homme » car il est urgent de retourner sur le terrain!
L’élevage intensif, un réservoir d’épidémies?
«Tous les ans, l’Occident attend que la Chine fournisse le génome de la souche de grippe aviaire qui va arriver. En Chine, on pratique un élevage de volailles à une échelle concentrationnaire, pour nourrir la population. Le moindre virus provoque une hécatombe économique, et un risque de transmission à l’homme. On pourrait avoir les même problèmes de grippes aviaires aussi en Europe, puisque certains pays de l’Est ont installé des élevages de volailles gigantesques. Concentrer les élevages d’animaux est un risque majeur. C’est inimaginable qu’on ait pu autoriser la « ferme des mille vaches » en France. Procéder ainsi, c’est défendre l’idée que la science permet de régler tous les problèmes, un peu comme la cavalerie viendrait nous sauver. Mais on se trompe, la pandémie actuelle en est une preuve cruelle.»
Didier Sicard. Recueilli par D.Dq
En Asie du sud-est, d’immenses chantiers ont été engagés dans le cadre des nouvelles routes de la soie, qui traversent des forêts inviolées. Ces lignes de chemin de fer, par exemple, engendreraient un risque sanitaire?
Je vais vous donner un exemple. La Chine construit une ligne à grande vitesse qui reliera le sud du pays à Vientiane, au Laos, et qui ira à terme jusque Singapour. Dans le Nord du Laos, ce chantier traverse une forêt où aucun humain ne s’est aventuré depuis très longtemps. L’Institut Pasteur du Laos s’est inquiété qu’aucune précaution n’ait été prise et qu’aucune étude n’ait été faite sur un impact éventuel. En vain. Pourtant une étude similaire avait été faite pour le barrage de Nam Theun 2 [construit par EDF, NDLR], inauguré en 2010 au Laos: l’Institut Pasteur a mené une véritable enquête entomologique qui a montré que la présence du barrage a favorisé d’autres espèces de moustiques que celles qui vivaient auparavant dans la région. Par chance, il s’est avéré que ces « nouveaux » moustiques étaient moins vecteurs de maladies (dengue, paludisme etc.) que ceux qu’ils ont remplacé. Mais pour la ligne de chemin de fer en construction au Laos rien n’a été fait, comme si le béton et les rails étaient une barrière de protection contre d’éventuelles maladies.
En quoi un chantier de chemin de fer peut-il menacer la santé humaine?
Tant que nous vivons à l’écart des animaux sauvages, nous ne risquons rien. Mais dès que l’on se rapproche de cette faune, et notamment des insectes vecteurs (moustiques, tiques) ou des mammifères comme la chauve-souris, on modifie les équilibres locaux. Le chantier est l’œuvre de dizaines de milliers —peut-être plus— d’ouvriers venus de Chine. Il est plus que probable que ces forêts abritent d’importantes populations de chauve-souris, dont la plupart n’ont jamais été en contact avec les humains et sont potentiellement porteuses de pathogènes. Or, la chauve-souris est très prisée en Chine, c’est un mets de grande valeur. On peut donc imaginer que des ouvriers du chantier s’en sont procuré auprès de populations locales et les ont ramené au pays comme cadeaux pour leurs proches. Tout cela ne sont bien sûr que des hypothèses, mais cela montrent bien comment peut survenir un risque pour la santé humaine.
Il faudrait donc éviter de bouleverser les écosystèmes et d’empiéter sur les territoires où vivent les animaux sauvages?
Bien sûr. Avant, on trouvait toujours dans les villages des gens qui vendaient au marché quelques animaux sauvages. Mais avec l’essor démographique, la population humaine s’est densifiée. On installe aujourd’hui des marchés gigantesques tout près de villes immenses. Et comme le commerce d’animaux sauvages est très encadré, ceux-ci sont vendus sous le manteau, ce qui veut dire dans des conditions sanitaires épouvantables et de nature à propager facilement les pathogènes. On peut imaginer que par contact avec un animal (salive, urine, expectorations?) que le premier humain a contracté le SARS-CoV-2. Mais on ne le saura jamais car les autorités chinoises se sont empressées de fermer le marché de Wuhan et d’effacer toutes traces de ce qui s’est passé. Impossible dans ce cas que des scientifiques enquêtent pour tenter de comprendre la chaîne de transmission qui a conduit à l’épidémie. D’ailleurs, les autorités ont également fait taire les lanceurs d’alerte, ceux qui ont osé dire publiquement qu’il se passait quelque chose d’étrange dans la région. Cela avait été pareil pour le SRAS en 2003.
La Chine a décidé en février cette année d’interdire la vente et la consommation d’animaux sauvages, avec une exception pour la pharmacopée. Cela peut-il freiner la survenue d’autres épidémies?
La chauve-souris véhicule notamment une fantasme de longévité, car elle ne développe pas de cancers. C’est pour cela notamment qu’elle est utilisée dans la pharmacopée traditionnelle. La Chine ne renoncera jamais à cette pharmacopée, qui fait partie de sa culture (1). Tout comme il est probable qu’elle échouera à faire respecter les interdictions de consommation alimentaires d’animaux sauvages. Une législation similaire existait auparavant en Chine mais elle n’a jamais été appliquée.
Mais pourtant ce commerce est interdit par la communauté internationale?
Oui et il existe une convention en vigueur depuis 1975 sur les trafics d’animaux sauvages, mais dans la pratique tout le monde s’en fiche. [Le commerce international du pangolin a été interdit en 2016, mais il ne s’est jamais interrompu, NDLR]. Le seul changement qu’a produit cette convention c’est que ce commerce est devenu souterrain, encore plus difficile à percer. Après le SRAS, la Chine avait pris des mesures mais dans la réalité rien n’a changé. Et cela durera tant qu’il y aura un laxisme international sur cette question, tant qu’il n’y aura pas de lourdes sanctions vis à vis des pays qui ne respectent pas les décisions de la CITES.
Propos recueillis le 3 avril 2020 par Denis Delbecq
(1) La Chine a décidé en août 2019 que l’assurance maladie de l’Etat ne rembourserait plus un certain nombre de médicaments dérivés d’animaux sauvages, dont le pangolin. La mesure est entrée en vigueur en janvier 2020. Pékin a également fermé au moins 19 000 fermes d’élevages d’animaux sauvages.
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