© Denis Delbecq

« Avant de lever le confinement, il faudra disposer d’une capacité de dépistage massif»

Alors que le confinement ordonné en Italie commence à porter ses fruits, la France reste encore dans la vague du Covid-19. Mais pourquoi confine-t-on? Pourquoi d’autres pays procèdent-ils autrement? Comment gérer la sortie du confinement? Les réponses de Dominique Costagliola, directrice de recherche de classe exceptionnelle à l’INSERM, Directrice adjointe de l’Institut Pierre Louis d’Epidémiologie et de Santé Publique (INSERM), membre de l’Académie des Sciences.

Entretien réalisé le 27 mars pour la préparation de l’Edito Carré et du Virus au carré de Mathieu Vidard, le 31 mars sur France Inter.

A quoi sert le confinement?

Dominique Costagliola - DR
Dominique Costagliola – DR

L’objectif est de réduire la propagation d’une épidémie en réduisant le nombre de contacts entre les gens. Une épidémie infectieuse se propage en fonction de trois facteurs: la nature de l’agent infectieux, son mode de transmission et le nombre de contacts susceptibles de permettre cette transmission. Pour le Covid-19, la transmission se fait par la salive et les éternuements, on ne peut pas l’empêcher, seulement adopter des gestes barrières pour réduire le risque de contamination. Comme il n’existe pas de vaccin contre le virus de cette épidémie, le seul moyen d’action puissant est la réduction du nombre de contacts.

Face à une telle épidémie, quelles sont les modes de prévention?

Chaque pays adopte une stratégie différente. En Corée, par exemple, on dépiste beaucoup pour ne confiner que les gens testés positifs. On a tendance à mieux respecter le confinement quand on sait qu’on est porteur, même s’il y a toujours des gens qui font n’importe quoi. La Corée applique aussi une mesure très coercitive: les gens positifs sont suivis via leur téléphone portable et rappelés à l’ordre s’ils ne respectent pas le confinement. Dans beaucoup de pays européens, et en France en particulier, la stratégie est différente: on confine tout le monde. Nous n’avons jamais eu de démonstration scientifique que c’est efficace, mais on peut raisonnablement penser que ça l’est. La Chine a appliqué un confinement plus strict qu’en Europe, et cela a prouvé son efficacité. Mais on ne sait pas ce qui s’y passera après la levée du confinement.

Qu’a-t-on appris de l’épidémie de SRAS en 2003, liée à un autre coronavirus?

Pour le SRAS, c’était un peu différent. Car les gens n’étaient contagieux qu’une fois les symptômes visibles, et il y avait très peu de cas sans symptômes. Il a donc été facile d’isoler les gens malades, et le nombre de personnes touchées est resté assez faible. Il n’y a pas eu de vague comme on en voit aujourd’hui, et l’épidémie n’est pas revenue.

Peut-on s’attendre, cette fois, à une seconde vague, par exemple en Chine?

Personne ne peut le savoir, mais une chose est sûre: si une seconde vague devait se produire, la Chine, comme les autres pays, seraient mieux préparés. L’épidémie a été repérée vers le 9-10 janvier en Chine, mais les décisions importantes n’ont été prises que fin janvier et le virus a pu se propager entretemps dans toute la planète. Les décisions de confinement et de suspension du transport aérien étaient difficiles à prendre en Chine, car le pays se préparait à entrer dans la semaine de vacances annuelles, pour le nouvel an chinois.

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A-t-on tardé à agir en Europe?

Je me rappelle avoir commencé à m’inquiéter de la situation française fin février, quand l’épidémie a décollé en Italie. Notamment parce que c’est un pays très touristique. Au cours des semaines précédentes, quand nous évaluions des projets au sein du Comité scientifique coronavirus du consortium de recherches REACTing, on se demandait s’il y aurait assez de cas dans notre pays pour mener à bien ces études. J’entends des gens dire qu’on aurait dû confiner la population à partir de début mars; il est toujours facile de prévoir à posteriori! Mais cela aurait été socialement inaudible à ce moment-là. Les autorités ont ensuite agi, même si ce n’est pas parfait. Rappelez-vous que sur LCI le 9 mars, on entendait encore des «Est-ce que l’on n’en fait pas trop?». Pour ma part, je n’ai pas compris le maintien du premier tour des élections municipales car il était déjà évident que le second ne pourrait pas se tenir. Mais il est vrai que beaucoup de gens qui critiquent ce maintien du 1er tour aujourd’hui, sont les mêmes qui le réclamaient auparavant, certains comparant même un éventuel report à un “coup d’État”…

En Allemagne, le nombre de victimes reste plus faible pour le moment qu’en Italie, Espagne ou en France. Est-ce parce que la stratégie est différente et le dépistage massif?

L’Allemagne fait beaucoup plus de tests que ses voisins, mais je ne sais pas s’il s’agit d’un dépistage vraiment massif. Je n’ai pas vu de données fiables sur le nombre de tests qui ont été réalisés. En France, nous en sommes à environ 100 000. Il existe de nombreux facteurs qui peuvent expliquer la différence de morbidité d’un pays à l’autre. Il y a la structure d’âge de la population touchée, par exemple. Aux États-Unis, l’épidémie a commencé dans l’état de Washington, sur la côte ouest, en frappant un équivalent de ce que sont nos EHPAD, avec des gens âgés qui sont beaucoup plus à risque que la population générale. C’est donc logique qu’il y ait eu un taux de mortalité élevé à ce moment-là. Ensuite, plus on dépiste, et plus on a de gens positifs. Donc il est logique que la proportion de décès soit, en apparence, plus faible dans les pays qui dépistent le plus. Il y a aussi des facteurs comme les co-morbidités que l’on trouve dans telle ou telle population, par exemple le nombre de fumeurs, de diabétiques etc. Enfin la capacité et la qualité du système de soins et la couverture santé des populations jouent aussi. Il y a tellement de facteurs entremêlés qu’on ne peut pas faire aujourd’hui une estimation fiable ou une interprétation définitive du taux de décès. Cela ne sera possible qu’après, une fois l’épidémie achevée.

Donc en Allemagne, la situation évolue d’une manière analogue à celle de la France?

Oui. Je suis de près l’évolution dans ce pays, comme je le fais pour la France, l’Italie, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Les courbes françaises et allemandes sont assez parallèles : en ce moment, le nombre de personnes diagnostiquées augmente d’environ 30% tous les deux jours, en moyenne, en Allemagne comme en France. [Ce qui revient à dire qu’il est multiplié par 1,3 tous les deux jours, NDLR]. En Italie, avec le confinement, ce taux est désormais redescendu à 16%, ce qui marque un progrès. En Grande-Bretagne c’est plus rapide qu’en France. Aujourd’hui, c’est aux États-Unis que l’épidémie progresse le plus vite, avec une augmentation de 60% tous les deux jours. Mais il faut aussi tenir compte de la taille de la population, pas seulement du nombre de cas positifs. Quand on fait le ratio entre les deux, on s’aperçoit que de nombreux pays européens sont proportionnellement plus touchés que la France.

Pour faire ce bilan et déterminer le taux de morbidité du Covid-19, il faudra donc tester la population?

Oui, une fois l’épidémie passée, en faisant des tests sérologiques qui détectent des anticorps. Ils permettront de déterminer quelle proportion de la population a été exposée au virus. En reproduisant ces études dans la durée, on pourra également mesurer la qualité et la durée de la protection induite par la présence d’anticorps.

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On a beaucoup parlé d’immunité de groupe ou de troupeau, de quoi s’agit-il?

C’est ce que nous appelons l’immunité grégaire. Pour qu’une épidémie se propage, il faut qu’il y ait assez de gens susceptibles à l’agent infectieux. Quand on fait une modélisation simple, on calcule le fameux nombre R0 qui indique combien de personnes sont contaminées en moyenne par un malade (symptomatique ou pas). C’est évidemment une moyenne puisqu’il existe, dans la population, des super-propagateurs qui contaminent beaucoup plus de gens, et des personnes qui sont moins contaminantes. Avec ce R0, on peut calculer la proportion de gens immunisés qui permet de stopper l’épidémie, soit par exposition au virus suivie d’une guérison, soit par vaccination quand un vaccin existe. Pour la rougeole (R0 de 12 à 18), cela donne un taux de 95%. C’est pour cela qu’il ne faut pas baisser la garde dans la vaccination contre cette maladie. Dès que le taux de vaccination baisse, on voit réapparaître des épidémies.

Pour la variole, le taux d’immunité grégaire était de 60%. Et comme ce taux de vaccination a été maintenu dans la plupart des pays pendant des années, et qu’il n’existe pas de réservoir animal pour ce virus, la variole a totalement été éradiquée.

Pour le SARS-CoV-2, le R0 est de 2 à 3, ce qui donne un taux d’immunité grégaire compris entre 50% et 66%. Ce qui signifie que l’épidémie s’arrêtera toute seule quand cette proportion de gens ont été exposés au virus du Covid-19. Des études penchent pour une valeur plus élevée, d’autres plus basse. C’est donc une estimation qui a l’avantage d’être très facile à calculer.

Pour le SRAS, elle était de combien?

Cette épidémie avait un R0 du même ordre de grandeur que celui que l’on observe pour le SARS-CoV-2. Et pourtant l’épidémie n’est pas revenue alors qu’aucune région n’a atteint le taux d’immunité grégaire.

Que penser des stratégies qui consistent à attendre que ce taux soit atteint pour se protéger d’une éventuelle seconde vague?

Aux États-Unis, on ne peut pas parler de stratégie, puisque le président Donald Trump change d’avis tous les jours. Heureusement que la Maison-Blanche dispose d’un conseiller comme Anthony Fauci, les américains ont de la chance de l’avoir! Beaucoup de pays ont semblé mettre en avant cette stratégie, avant de faire marche arrière, comme la Grande-Bretagne. La question qui se pose est: quel est le nombre de décès acceptable en cas d’épidémie dans une société moderne? En sachant que partout, on a laissé se déliter les systèmes de santé depuis des années. Mais nous avons de la chance d’être en France plutôt qu’aux États-Unis. 

A-t-on sous-estimé ce type de pandémie?

Je travaille sur les maladies infectieuses depuis les années 1980. Depuis cette époque, j’entends parler tous les ans de l’éventualité d’une pandémie. Mais on a fait comme si cela n’arrivera jamais, en oubliant que la pandémie de grippe de 1918 a tué plus de gens que la Grande Guerre [entre 50 et 100 millions de victimes du virus, NDLR], et qu’une autre —moins grave— est survenue en 1957 [1 à 4 millions de victimes, dont ~100 000 en France, NDLR].

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Comment sort-on d’un confinement comme celui qui a été décrété ? C’est une situation inédite…

Tant que le nombre de cas diagnostiqués n’a pas diminué tous les jours depuis au moins une semaine, ce n’est même pas envisageable! Ensuite, il sera difficile de déterminer le bon moment. Il faudra une période de transition. Dans la mesure on le confinement a été décidé pour éviter que le système de soins soit submergé par le nombre de personnes ayant besoin d’un séjour en réanimation, ce critère de nombre de personnes devant aller en réanimation sera aussi un indicateur important et il sera plus long à voir diminuer en raison du délai entre début de la maladie et l’hospitalisation en réanimation.

En pratiquant un dépistage massif de la population?

Oui, un dépistage virologique (qui vérifie la présence ou l’absence de virus, et donc la contagiosité) et non sérologique (qui teste si on a été exposé à un moment ou un autre à la maladie). Mais il faut pour cela des moyens humains considérables pour bien faire les prélèvements (un prélèvement mal réalisé ne vaut rien), puis les analyser, même si cette phase peut-être en partie automatisée. Il faut aussi des kits de prélèvement, des réactifs. De plus on ne connait pas l’évolution de la charge virale liée à cette maladie.

Un dépistage massif permettrait alors de repérer les gens positifs. Le fait d’être négatif n’apporte rien au contrôle d’une épidémie, puisqu’on peut très bien devenir positif le lendemain. Ensuite, il faudra maintenir le confinement pour les gens testés positifs. Mais ensuite, comment contrôlera-t-on s’il est bien respecté? Est-on prêt à aller jusqu’au suivi des individus via leur téléphone portable, comme cela se fait en Corée? Avant de lever le confinement, il faudra à la fois disposer d’une capacité de dépistage massif —2 ou 3 millions de tests ne suffiront pas— et d’un moyen de contrôler le confinement. On peut aussi combiner les mesures avec le maintien en confinement des personnes à risque et la libération du confinement des personnes chez qui on détecte des anticorps mais il faudra prendre en compte la difficulté d’une levée partielle en termes de garde des enfants, d’école, de transport, etc. C’est à cela que réfléchissent probablement les experts du second comité scientifique qui conseille l’Élysée.

Propos recueillis le 27 mars par Denis Delbecq

5 commentaires

  1. Bonjour,
    Si je comprends bien, si nous nous mettions TOUS un linge devant la bouche, un propre par jour, ce serait déjà pas mal pour bien freiner la propagation du virus.
    Mais pourquoi on ne le fait pas alors ?

    1. Author

      C’est plus compliqué que cela. Un simple linge n’a pas une grande efficacité (il n’est pas tissé assez serré), surtout si on le porte longtemps, car tout ce qu’on porte sur la bouche et le nez finit par s’humidifier. De même, un masque de chirurgien perd de son efficacité au delà de quelques heures pour les mêmes raisons. Une étude publiée aujourd’hui par Nature Medicine confirme que le port du masque réduit les excrétions de nombreux virus respiratoires chez les gens porteurs. Mais elle n’a pas démontré que ce qui reste n’est pas contaminant (ou contaminant)…

      1. Certes, mais si « on » avait dit, dès le départ, que c’est une maladie à transmission aérienne et non féco-orale, et que donc être masqué est plus important que de se laver les mains, on en serait pas là.
        Certes, tout le monde a du savon, et ça aurait été Mad Max pour avoir des masques. Mais la soie doit avoir une maille suffisamment petite; tout le monde n’a pas un carré Hermès ? Ah bon. 😉

    2. Devant la bouche, c’est sympa pour les autres; devant le nez, c’est mieux pour le porteur ( de masque ). C’est pour ça qu’il faut couvrir les deux.

  2. Merci Denis et Dominique pour cet article clair et précis, mais il faudrait le mettre à jour (avec les nouvelles données France vs Allemagne).
    Sinon j’aime bien cette vidéo qui va dans votre sens au niveau pédagogique avec l’inclusion dans les modèles des incubés (infectés non malades). https://youtu.be/KDG6dm9bSyw
    A partager ?

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