Second point de passage obligé: à l’entrée de l’unité de retraitement (il y en a trois), une maquette grandeur nature d’un élément de combustible. Vu de l’extérieur, un assemblage de petits cylindres en acier qui contiennent le combustible et les produits de fission. Chaque réacteur nucléaire en fonctionnement en contient entre 150 et 200. «Nous on ne reçoit jamais de déchets en vrac, on ne reçoit que du combustible», insiste Christophe Neugnot. Dans les «éléments de langage d’Areva», les déchets c’est à la sortie uniquement, qu’on se le dise!
Puisqu’il n’est pas question d’ouvrir un container de transport par rail, il faut se contenter d’une maquette, un «éclaté» histoire de prouver qu’ils sont bien verrouillés, à l’épreuve de toute fuite. «Nous sommes les seuls à pouvoir en extraire le combustible à sec. Partout ailleurs, l’ouverture de ces containers se fait dans l’eau.» Le principal intérêt de cette «prouesse» de l’industriel français? «On décharge en trois jours au lieu de cinq!» On passe aux choses sérieuses. Avant de pénétrer en zone radio-protégée, contrôle du matériel: les appareils photo contiennent parfois des traces de substances radioactives. Un technicien passent son détecteur: pas de bip. Précaution qui n’est pas inutile: car s’il sonne en sortie, le matériel sera mis à la poubelle, même si le bip provenait de sa radioactivité naturelle et pas d’une contamination dans l’usine. Un portique oblige les porteurs de dosimètres électroniques à les activer pour pouvoir aller plus loin. A côté un petit portail affiche un sens-interdit «Sauf visiteurs».
Derrière un épais «verre au plomb», on distingue un fatras de matériel dans un local peint en rouge, le plus contaminé «On n’y est jamais entré, on fait toutes les opérations par télé-manipulation». C’est ici qu’on extrait les assemblages de combustible, un par un, avant de les plonger dans l’eau pour leur donner un petit coup de frais: ils sont à 300°C, pas question de les plonger tels quels dans les piscines où ils attendront tranquillement que température et radioactivité aient diminué. L’eau de refroidissement temporaire est analysée, pour voir s’il n’y a pas de produits de fission qui s’échapperaient de micro-fissures dans les gaines du combustible. Après ce bain, les assemblages sont placés dans des paniers, et déplacés —dans l’eau— jusqu’à une piscine de stockage. Nous ne verrons pas de mouvement: il n’y a pas de déchargement aujourd’hui, l’unité est en phase d’essais.
Les petits calculs du retraitement
96% de la matière nucléaire est recyclable. Mais comme l’uranium qu’elle contient ne comporte plus qu’environ 1% d’uranium 235, celui qui est fissible [1], il en faut environ 4 kilos pour produire 1 kilo d’uranium recyclé réenrichi à 4% (URE). «C’est pour cela qu’il y a eu cette polémique absurde des écologistes qui affirmaient qu’un quart seulement de la matière était recyclable», s’insurge Christophe Neugnot. Résumons sur une tonne de combustible usé, l’usine extrait 950 kilos d’uranium à 1% d’U235 (qui redonneront, s’ils sont réenrichis, environ 250 kilos d’uranium utilisable dans certaines centrales, et 700 kilos d’uranium appauvri). Y ajouter aussi 10 kilos de plutonium et enfin 40 kg de déchets de fission. Ah oui, mais surtout ne pas oublier qu’à cette tonne de matière nucléaire retraitée correspond aussi 400 kg de métal qui a servi de gaine. Métal contaminé et non réutilisable, donc garanti déchet. Bizarre, en général nos interlocuteurs devancent toutes les questions. Mais pas celle-là. Le fameux «96% de matière recyclable» porte exclusivement sur le matériau nucléaire, et pas sur l’emballage.
[1] Le reste a subi la fission dans la centrale nucléaire.
Encore quelques portes, et nous voilà devant l’une des quatre piscines de la Hague, le clou de la journée. Là, baignant dans neuf mètres d’eau climatisée à 35°C —il faut évacuer un peu moins de 16 mégawatts de chaleur, l’équivalent de 16000 radiateurs électriques—. Il y a là des centaines, des milliers d’assemblages de combustible. Eau bleutée comme dans toute piscine qui se respecte, éclairage sub-aquatique oblige, on est au spectacle. Il parait que la nuit c’est encore plus joli, explique Neugnot: «Quand les inspecteurs de l’AIEA viennent, ils peuvent, en constatant la lumière bleutée provoquée par la radioactivité dans le voisinage immédiat des paniers à combustible, vérifier que nos registres sont à jour. D’ailleurs on est inspecté de partout. Il y a même des caméras d’Euratom et de l’AIEA qu’on ne peut pas toucher. Certaines sont même plombées, et ils ont leurs propres sondes! C’est l’installation nucléaire la plus inspectée de France, en moyenne une fois par semaine, rien que par l’autorité de sûreté nucléaire.» Vérification faite, l’an dernier, l’usine de la Hague a connu 58 inspections de l’ASN. Le compte est bon.
Le toit semble bien fragile, se dit-on, après un rafraîchissement de mémoire récent lié à l’ébullition des piscines de Fukushima. En cas de chute d’avion, cela tiendrait-il? Après tout, du 11 septembre 2001 à l’accident du vol AF 447 au large du Brésil, on sait que les avions ne restent pas toujours en l’air. «Il y a eu des études après le 11 septembre conduites par les autorités de sûreté, précise Christophe Neugnot. Un gros porteur peut-il tomber sur les piscines de la Hague? Les autorités ont conclu que non: les avions ne tombent pas à la verticale comme un caillou, et comme les piscines sont semi-enterrées et se trouvent au milieu d’autres bâtiments, elles ne peuvent être atteintes. Il y a de plus une veille radar permanente assurée par l’armée, et une interdiction de survol du site à moins de mille mètres d’altitude. Mais cette surveillance incombe à l’Etat, pas à Areva.» [1]
Le long de la rambarde qui protège la piscine, une bouée, histoire de sauver les candidats à la baignade. Des piscines comme celles-là, il y en a quatre, capables de stocker 17 000 tonnes de combustible usagé. En ce joli mois de mai, il y a un peu plus de 10 000 tonnes sur le site. Dans le bassin en face de nous, il y a du combustible qui, neuf, «représentait environ six mois de production de l’OPEP», selon nos interlocuteurs.
Un gros bouton d’alarme permet de signaler une chute dans l’eau. Mais qui serait assez fou pour se baigner dans cette belle eau bleutée à température tropicale? Ici, le combustible trempe de quelques semaines à… quelques années. «Cela dépend de ses caractéristiques, et des souhaits du client», avait expliqué Neugnot un peu plus tôt. «Nous traitons depuis 2007 des combustibles italiens. Mais comme ils proviennent d’installations fermées en 1987 [2], ils sont manipulables dès que le client le souhaite.» Ceux d’EDF vont passer de 1 à 5 ans. «C’est le client qui décide quand on engage le processus de retraitement.» Formidable comme Areva est prévenant avec ses clients. La firme pourrait donner des leçons à la supérette tout près de chez moi, ma vie en serait transformée. «Les belges retraitent tout tout de suite, EDF stocke une grande partie.» Ou plus exactement spécule: EDF déstocke ou pas en fonction des cours de l’uranium du moment et de ses besoins. «Ils déchargent chaque année 1050 tonnes d’uranium et 150 tonnes de Mox de leurs centrales», explique Neugnot. Le Mox, fierté d’Areva, c’est ce combustible si décrié, parce qu’il est réalisé à partir d’uranium appauvri (celui qui reste quand on a enrichi l’uranium) et surtout de 7% à 9% de plutonium, un matériau connu pour son utilisation militaire. «Le Mox usé, EDF préfère aussi le garder pour l’avenir car il contient 4-5% de plutonium, et pourra être utilisé dans les futurs réacteurs de 4e génération.» Quand on vous dit qu’EDF prépare l’avenir: ces réacteurs ne verront probablement pas le jour avant plusieurs décennies.
Le Jour J, les assemblages à retraiter sont transportés de la piscine à l’atelier de cisaillage. Mais le 27 mai n’était pas un jour J: nous n’avons pas vu de déballage de container (l’atelier est en phase d’essais), pas plus que nous ne verrons le reste du processus de retraitement. Ce n’est pas prévu au programme des festivités. Pour les visiteurs ordinaires, en tous cas: le retraitement se fait à l’abri des regards, sûreté radiologique oblige, nous dit-on. Dans un premier temps les crayons de combustible sont découpés en petits morceaux, puis plongés dans un bain d’acide. Cette soupe industrielle —et radioactive— peu ragoûtante subit une succession de traitements de séparation successifs qui vont fournir d’un côté de l’uranium (95% du tonnage), de l’autre le plutonium (1% en poids) et enfin les déchets de fission proprement dits, qui représentent environ 4% du poids de combustible usé. «En France aujourd’hui, tout le plutonium produit dans les centrales est réutilisé pour faire du Mox, les stocks de plutonium n’augmentent plus.» N’augmentent plus? Pas en tant que matériau isolé certes, mais chaque combustible usé d’EDF —Mox ou pas— qui est stocké «pour l’avenir» est un peu de plutonium supplémentaire, emprisonné dans les crayons en attente de retraitement.
L’uranium issu du retraitement peut être ré-enrichi pour produire un nouveau combustible, l’URE. Mais cela réclame des processus industriels très spécifiques. En attendant l’entrée en service de l’usine d’enrichissement Georges Besse II, cet enrichissement n’est pas pratiqué en France. C’est pour cela qu’EDF expédie de l’uranium en Russie (ou Hollande) pour y être ré-enrichi. Les uns appellent-ça de la matière recyclable, les autres des déchets. Tous ont un peu raison et un peu tort. (A suivre…)
Lire l’épisode I: Visite très encadrée dans le temple du nucléaire.
Lire l’épisode III: «Tout ce qui entre ici est un déchet, sauf vous.»
Lire l’épisode IV: «Chronique d’incidents ordinaires.»
Voir le volet photographique du reportage (en cours de mise en ligne).
[1] Cette question de la toiture m’avait bizarrement échappé pendant la visite. Sur le quai de retour, à la gare de Cherbourg, j’ai donc demandé que Christophe Neugnot me rappelle. Ce qu’il fit quelques jours plus tard.
[2] Cette année-là, la population italienne a voté « oui » à un référendum sur la sortie du nucléaire.
Je dois être complètement idiot, mais j’ai toujours pas compris l’histoire des chiffres de recyclage. Le M. parle d’une polémique idiote des écologistes, mais obtenir 250 Kg de matière utilisable à partir de 1000 Kg, ça fait bien 25%…seulement, pas 96%.
C’est une question de vocabulaire: Areva parle de recyclable, et les écolos de recyclé…
J’avais une autre manière d’expliquer voir les choses, mais je ne sais pas si elle est meilleure (je vous laisse me le dire).
Pour les industriels du nucléaire, il est évident que la filière nucléaire actuelle sera suivie, un jour ou l’autre, par la filière surgénératrice (pour de nombreuses raisons, y compris la transmutation des déchets actuels à demi-vie la plus longue, comme le plutonium). Or les surgénérateurs peuvent utiliser de l’uranium 238 ou 235 comme combustible (donc, de l’uranium appauvri). Vu ainsi, l’uranium appauvri issu du retraitement est un combustible futur. Donc ce n’est pas un déchet.
Pour les écologistes, il est évident que la production d’électricité par le nucléaire *devra* s’arrêter avec la filière actuelle. Les réacteurs actuels étant incapables d’utiliser l’uranium appauvri issu du retraitement (et aucun autre processus industriel actuel ne le pouvant non plus), on ne peut rien en faire, à part le stocker ad vitam aeternam. C’est donc un déchet.
Vous avez tout compris, HollyDays, voilà pourquoi tout le monde joue sur les mots.
Autre chose qui me vient à l’esprit, a-t-on jamais pensé à réutiliser la chaleur dégagée par ces déchets ? Genre réseau de chaleur, production d’électricité…c’est quand même de l’énergie qui part en fumée, non ?
Faudrait le proposer à Areva 😉 mais autour, c’est un habitat assez dispersé, et Cherbourg est à 24 km…
En même temps les deux tiers de l’énergie sert déjà à chauffer les pattes des oiseaux donc on est pas à ça près.
Peut-être faudrait-il déplacer les déchets au centre des villes, non ? Ou les villes autours des centrales ?
Il y a déjà eu bien des propositions à ce sujet, et c’est théoriquement possible jusqu’à plusieurs dizaines de km. En Filande, un projet a ainsi été proposé pour alimenter Helsinki. Mais en général n’y a pas assez de monde à proximité d’une centrale nucléaire; D’autre part, il faut au point de départ une eau suffisamment chaude, et cela signifie une perte du rendement en électricité.
Justement ici on parle de 300°C, c’est pas rien. J’imagine que ça pourrait au moins servir à chauffer les bureaux du site. Je me dis naïvement qu’ils le font forcément et j’ai bien peur de me tromper !
Il y a un peu plus que des bureaux à chauffer à La Hague vu qu’ils ont des besoins de vapeur supérieurs à 100 MW pour faire tourner leur site…
Dernière question, après je te laisse (c’est passionnant à lire en fait !), elle est radioactive l’eau de la piscine ?
Le combustible libère en principe très peu de radioactivité (si les gaines de combustible ne sont pas fissurées, ce qui est vérifié avant la mise en piscine, voir 3e paragraphe). Il y a un filtrage en continu de l’eau des piscines avec des filtres en résine. C’est pour ça qu’on peut aller dans le bâtiment! Bien évidemment, s’il n’y avait plus d’eau ou de climatisation de l’eau (ce qui s’est passé après les explosions dans plusieurs piscines de Fukushima), cela poserait un problème.
ok, merci pour toutes ces réponses et cet excellent reportage.
Je plussoie romu : excellent reportage. Merci et félicitations, Denis.
J’avais une question concernant les gaines, en particulier cet extrait : «surtout ne pas oublier qu’à cette tonne de matière nucléaire retraitée correspond aussi 400 kg de métal qui a servi de gaine. Métal contaminé et non réutilisable, donc garanti déchet» (je précise que c’est une vraie question , et que je n’ai pas la réponse)
Je me trompe peut-être, mais il me semble que quand on parle de «contamination», on a souvent tendance à confondre déchet radioactif (autrement dit, déchet ionisant) et déchet ionisé. Le premier est réellement radioactif, autrement dit instable (ou ionisant), et émet des particules alpha, beta ou gamma ; le second a subi un rayonnement ionisant (des particules alpha, beta et/ou gamma), mais, une fois éloigné de la source radioactive, il n’est lui-même pas radioactif (il n’émet pas de particule résultant d’une désintégration nucléaire : il n’est pas ionisant), donc il n’est pas dangereux.
Et ma question est : dans quelle mesure (ou dans quelle part/proportion) ces 400 kg de gaines métalliques (par tonne de combustible nucléaire) sont-elles elles-mêmes ionisantes et/ou ionisées ?
Il est clair que selon la réponse à cette question, le traitement des gaines est différent, et le risque et les problèmes qu’elles posent itou.
Certains atomes du métal ont été activés dans le réacteur nucléaire (surtout le cobalt 59 de l’acier, qui a été transformé en cobalt 60, émetteur bêta- d’environ 5 ans de demi-vie). Il y a aussi des produits de fission déposés à la surface interne des gaines. Bref, ce sont des déchets classés « Moyenne activité/Vie longue ».
Ah. S’il n’y avait que la surface interne des gaines, une conception des gaines intelligente pourrait permettre de séparer cette surface interne, sur une fine épaisseur, du reste de la gaine. Par contre, s’il y a du cobalt enfoui dans l’acier des gaines (et susceptible d’absorber des neutrons de la réaction nucléaire pour devenir lui-même radioactif), c’est pas bien malin… 🙁
Merci en tout cas de votre réponse claire et précise.
Pas la peine de chercher « des faux motifs officiels ». Besson avait déjà évoqué, dés le 4 Mai, des « modifications ou incertitudes sur le calendrier en préparation ».
A lire la dépêche de l’Usine Nouvelle, cette décision est appréciée par beaucoup, y compris des tenants de la construction de Penly 3 (notamment l’entreprise et le syndicat CGT).
Commencer une enquête publique le 1er Juin, jour où démarre la période de « stress test », était délicat.
3 mois après Fukushima, les débats auraient eu une toute autre tournure que ceux du débat public de mars à Juillet 2010.
Comment justifier de ne pas attendre les conclusions des « stress test », dont certains concernent les autres tranches de Penly ?
En plus, tactiquement, cela enlève, à court terme, une « tribune » aux opposants et peut éviter d’avoir à prendre le décret d’autorisation de création, initialement prévue en Mars 2012, en pleine campagne présidentielle….