«L’Europe exporte des déchets radioactifs au Bangladesh.» Derrière ce titre provocateur d’un communiqué de l’association française Robin des Bois, se cache une fois de plus la réalité des conditions de la déconstruction des navires, que l’ONG dénonce inlassablement, années après années, dans son nécessaire bulletin A la casse.
Il s’agit cette fois du Producer (ex-Dagmar Maersk et ex-North Sea Producer), un tanker de 227 mètres de long construit en 1984, puis reconverti en 1996 en navire de production et de stockage de pétrole offshore. Il était la propriété de l’armateur danois Maersk (1), qui l’exploitait sous pavillon de l’Ile de Man. Il avait été mis à la retraite en 2015 sur les bords de la Tees river, en Grande-Bretagne, ancré à un anneau du chantier d’Able UK, l’entreprise qui avait démantelé l’ex-porte-avions français Clémenceau au terme d’une rocambolesque histoire que j’avais couverte un temps pour Libération. C’est d’ailleurs sa dernière localisation officielle d’après le site Marine Traffic, qui n’en a plus de trace depuis le 15 mars 2016.
D’après la banque de données Equasis, le Producer était la propriété de Maersk jusqu’en 2013, et son transfert à North Sea Production, une joint-venture entre Maersk et la forme brésilienne Odebrecht, société basée à Londres. Le navire a enfin été revendu, en mai 2016, à Conquistador Partnership, une firme américaine, basée à Saint-Kitts-et-Nevis. Ou plus exactement domiciliée via une boite postale sur l’île de Nevis. C’est à ce moment-là qu’il a quitté la Grande-Bretagne, sous pavillon de complaisance (Saint-Kitts-et-Nevis), pour un chantier de démantèlement au Nigeria.
S’il est bien passé au large du pays africain, il ne s’y est pas arrêté. Après avoir refait une première fois le plein en Namibie, le remorqueur a fait route vers l’Asie, via le Cap de Bonne Espérance. Il a été retrouvé en août par des médias danois et l’ONG Danwatch (1), échoué sur la plage du chantier Janata Steel, près de Chittagong (Bangladesh). Un site réputé offrir parmi les pires conditions de sécurité pour les ouvriers chargé du démontage des coques. Les tôles sont découpées au chalumeau sans aucune protection respiratoire —pour prévenir l’inhalation de substances nocives comme l’amiante, très fréquente dans les épaves flottantes—, par des ouvriers souvent pieds-nus, en sandales ou en tongs.
Des conditions de travail dantesques pour un navire qui contient une substance particulièrement dangereuse: le Producer abrite en effet du radium, une substance qui s’y est accumulée dans les soutes à force d’années passées à remonter du pétrole. Ce dernier remonte souvent mêlé avec de l’eau notamment quand on en utiliser, sous pression, pour « stimuler » les puits. Une eau dans laquelle du radium est dissous. L’an dernier, les opérations d’une vieille plateforme pétrolière britannique avaient du être brièvement interrompues après un incident ayant légèrement contaminé six ouvriers. En France, les déchets d’exploitation du champ gazier de Lacq (Total) ont été confiés à l’ANDRA, l’agence national en charge du stockage déchets radioactifs.
Devant le soupçon de présence du radium dans les entrailles du Producer, le ministère de l’environnement du Bangladesh avait interrompu le chantier en novembre. Début juin, la Haute Cour de Justice du Bangladesh a ordonné aux autorités nucléaires du pays de procéder, sous dix semaines, à des analyses. Le Centre de l’énergie atomique a confirmé les premiers soupçons, a révélé Danwatch le 14 juin, expliquant qu’il y a du radium au delà des limites légales, mais sans plus de précision. Personne ne sait, du moins officiellement, combien de radium est présent dans les kilomètres de tuyaux du navire.
La Haute Cour devra déterminer les responsabilités des uns et des autres, notamment du gouvernement, mais aussi de l’ancien armateur Maersk. Ce dernier semble juridiquement hors d’atteinte au regard de la loi du pays, puisqu’il n’était plus propriétaire du navire au moment de son arrivée au Bangladesh. Selon un expert cité par Danwatch, l’armateur pourrait toutefois être considéré comme responsable au regard des conventions internationales, et en particulier la Convention de Hong Kong sur le démantèlement des navires.
Contacté dès août dernier par Danwatch, Maersk s’est immédiatement retranché derrière la vente du navire. «Nous n’y pouvons rien, a répondu Annette Stube, la directrice du développement durable de l’armateur, ajoutant que l’entreprise est «vraiment vraiment désolée de cette situation». Selon Shipbreaking Platform, une coalition d’ONG de défense de l’environnement, des droits humains et du droit du travail basée à Bruxelles, Conquistador Shipping n’aurait vraisemblablement servi que de prête-nom —le temps du dernier voyage du Producer— pour une transaction discrète entre North Sea Production —propriété à 50% de Maersk— et Global Marketing Systems, une firme spécialisée dans la revente des vieux navires aux chantiers de démantèlement (2).
Selon Maersk, l’acheteur de son navire avait été informé de la présence de radium, et avait garanti que le démantèlement se ferait dans un chantier respectant la convention de Hong Kong, mais n’a jamais transmis les documents en attestant à Maersk, et pour cause. Contrairement à l’Inde, dont les chantiers d’Alang ont énormément progressé, aucun site de déconstruction de navires du Bangladesh ne respecte cette convention qui de l’aveu de tous —même de certains armateurs— ne représente que le strict minimum en matière de protection des ouvriers. Selon les premiers éléments de l’enquête, le vendeur de l’épave n’a pas informé le Bangladesh de la présence de radium. Une coque comme celle du Producer se négocie autour de six millions de dollars, dont l’acier est ensuite revendu sur le marché local des matières premières d’occasion.
Selon le dernier bulletin A la casse de Robin des bois, sur les 76 navires construits en Europe qui étaient en cours de démantèlement au premier trimestre 2017, cinq seulement l’étaient dans des chantiers européens. Les conventions internationales exigent pourtant que les navires des pays de l’OCDE soient démantelés dans un pays de l’OCDE.
(1) Le journal Politiken, la chaine de télévision TV2, et l’ONG Danwatch.
(2) Selon Shipbreaking Platform, GMS aurait été impliqué en 2011, via un prête-nom panaméen, dans l’exportation illégale en Inde de deux ferries transmanche français, les Renoir et Cézanne, de la compagnie Sea France, liquidée en 2012.