Covid-19: «Cette science ouverte qui se déroule devant nos yeux crée une acculturation progressive dans le public »

Rarement science se sera à ce point exposée à nos yeux. Des milliers de travaux scientifiques publiés, certains repris sans précaution par les médias, des guerres de tranchées sur les réseaux sociaux… cette science en temps réel est-elle de nature à accroître la confiance du public dans la science, ou sème-t-elle la confusion? Pas si simple!

Image de Une © Denis Delbecq

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Léo Coutellec est Maître de Conférences en épistémologie et éthique des sciences contemporaines à l’université Paris-Saclay. Il dirige l’équipe « Recherches en éthique et épistémologie » (Université Paris-Saclay, INSERM, CESP U1018) et il est membre du Conseil pour l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique (POLETHIS) à l’université Paris-Saclay 

Propos recueillis les 6 et 7 mai, pour la préparation du Virus au carré de Mathieu Vidard, sur France Inter, le 8 mai sur France Inter.

On assiste à un foisonnement extraordinaire de travaux scientifiques autour du Covid-19, comme si la science se déroulait en direct, sous nos yeux. Cette profusion ne risque-t-elle pas de déboussoler le public?

C’est vrai qu’une cinquantaine de nouveaux travaux sont publiés chaque jour; nous en sommes à plus de 5000 depuis la mi-janvier. C’est beaucoup, d’autant que l’on observe que la qualité est en général inversement proportionnelle à la quantité. Cela fait partie des leçons qu’il faudra tirer de cette expérience, pour éviter cette course à la publication qui est une perte de temps, de ressources et de pertinence.

En revanche, il est vrai que nous vivons, avec cette crise, un exercice grandeur nature de science ouverte, ce que beaucoup de monde appelle de ses vœux depuis une dizaine d’années, que ce soient parmi les chercheurs, les institutions, le public, et même l’Union Européenne. Et avec, se multiplient des espaces de gratuité et un rapport moins marchand aux connaissances. Je considère que cela est très positif et espérons que ça serve de référence pour la suite. Ceci étant dit, en ces temps de crise, c’est à une forme assez radicale de science ouverte que nous assistons puisque les filtres habituels d’exigence, notamment la relecture par les pairs, sont raccourcis quand ils ne sont pas tout simplement supprimés. Mais la science est un bien commun, dont l’accès doit être le plus ouvert possible dans toutes les disciplines. C’est vers cela que nous allons et nous voyons ce processus se dérouler sous nos yeux.

«La science est un bien commun, dont l’accès doit être le plus ouvert possible dans toutes les disciplines. C’est vers cela que nous allons et nous voyons ce processus se dérouler sous nos yeux» Photo: Denis Delbecq

Quand on regarde toutes ces publications, la majeure partie sont des pré-publication, des manuscrits qui n’ont pas été confrontés à une relecture par des pairs, qui est un préalable à toute publication dans une revue scientifique. Ce qui n’empêche pas certains médias et les réseaux sociaux de les relayer sans précaution. Cela n’est-il pas nuisible?

Il est vrai que pendant longtemps, ce qu’on appelle le preprint n’était pas très courant en biologie et en médecine. Cela se pratiquait surtout chez les physiciens et les mathématiciens.  Aujourd’hui, ce mode de fonctionnement se démocratise dans ces disciplines. Mais ce n’est pas à cause de l’épidémie de Covid-19! Ce processus s’est engagé il y a plusieurs années, avec la création d’archives ouvertes comme MedRxiv et BioMedRxiv, qui sont calquées sur ArXiv, le site des physiciens. L’épidémie de Covid-19 ne fait donc qu’accélérer ce processus: nous vivons en temps réel la science, ses processus et ses hésitations. Jusque là, on ne nous montrait que la science du résultat, avec cette image d’Epinal d’une science stabilisée, fiable parce que publiée dans une revue de haut niveau après relecture par des pairs. Mais ce processus de peer-review n’est pas infaillible, il produit aussi des biais, par exemple en renforçant des paradigmes dominants, et il n’empêche pas les manquements à l’intégrité scientifique. Nous savons aussi que le processus d’auto-correction est extrêmement lent. A l’époque où c’était à la mode de trouver des gènes candidats, par exemple le gène de la dépression, nous avons pu observer des périodes de plus de 20 ans pour que résultats faux soient corrigés et contestés comme ils le méritaient. Avec un preprint, ce processus est beaucoup plus rapide, c’est un peu Wikipedia contre l’Encyclopédie Universalis! L’enjeu selon moi est que le pluralisme constitutif de la science puisse mieux s’exprimer, que la conflictualité nécessaire à l’exercice scientifique puisse mieux s’exprimer. La science ouverte est très certainement une voie qui favorise cela.

«Il n’y a pas une seule et bonne manière de faire, tout le monde bricole et c’est comme cela que la science avance! » Photo: Denis Delbecq

Mais dans une science aussi ouverte et foisonnante, on ne sait plus à quel résultat se vouer. Personne ne comprend rien, par exemple, à ce qui se passe avec l’hydroxychloroquine, ardemment défendue par certains, et contestée par de nombreux détracteurs…

La présence très médiatique du Pr Raoult a bousculé les habitudes et posé une question qui n’aurait peut être pas été mise à l’agenda. Concernant l’essai Discovery piloté par la France, il y a probablement eu une influence de cette controverse sur le rajout d’un bras testant l’hydroxychloroquine. Avec cette molécule, cet essai comporte aujourd’hui 5 bras, dont un bras de soins standards. Je ne peux juger de la robustesse de ces choix dans cet essai, je constate simplement qu’ils ont une certaine pertinence et qu’ils expriment une forme de pluralisme. Après, l’hyper-médiatisation d’une option thérapeutique parmi d’autres pose des problèmes, notamment pour le recrutement des patients au sein d’un bras non concerné par cette option. D’autant plus que Discovery, tout comme l’OMS avec l’essai Solidarity, a choisi une randomisation ouverte où le patient sait dans quel bras il sera, quel traitement lui sera donné. Ce qui est pourtant une orientation méthodologique pertinente au regard de la situation. Là encore, nous constatons une difficulté, dans toutes les parties concernées, à accueillir et vivre avec le pluralisme scientifique.

Au moins, grâce à ces essais, on saura quel médicament marche ou pas, ce qui aidera les patients à avoir confiance?

Détrompez-vous, l’essai thérapeutique français Discovery, pas plus que les autres essais réalisés en France et à l’étranger ne pourront mettre tout le monde d’accord sur l’hydroxychloroquine.

Pour quelle raison?

Cela restera une question ouverte car beaucoup d’essais testant cette molécule ne partagent pas les mêmes choix méthodologiques et les mêmes critères d’inclusions. Derrière chaque essai, il y a des hypothèses, une méthode, des choix de données et de critères différents. Par exemple, à Angers, l’essai Hycovid porte sur cette molécule seule contre un placebo (en double aveugle). A Montpellier, avec l’essai Covidoc, on teste l’hydroxychloroquine seule contre l’hydroxychloroquine plus un antibiotique. Dans Discovery, l’hydroxychloroquine seule n’est que l’un des cinq bras retenus, sans groupe placébo. C’est pourquoi, si des tendances vont se dessiner, n’espérons pas qu’enfin la science parle d’une seule et même voix, que sa parole soit univoque. La science avance par la confrontation de ses options, et n’abrite aucun messie.

Mais cette multiplicité d’études, de voies différentes pour une même molécule, cela donne une impression de bricolage…

Mais tout le monde bricole et tâtonne dans cette histoire ! Il n’y a pas deux camps, celui des rigoureux et celui des bricoleurs, celui de la Science et celui de la Réthorique, il n’y a que le camp pluriel de ceux qui cherchent à appréhender le mieux possible un réel complexe. Si vraiment l’hydroxychoroquine était comparable à l’idée de manger exclusivement cru pour lutter contre un cancer en arrêtant toute médication, aucun essai clinique n’aurait été engagé avec cette molécule ! Il ne faut pas trop en faire, il n’y a rien de vraiment inhabituel: le conflit, le débat d’idées, la confrontation d’hypothèses sont le lot commun, la marche nécessaire de la science. Il n’y a pas une seule et bonne manière de faire, tout le monde bricole et c’est comme cela que la science avance! On a longtemps mis en exergue une opposition entre un camp de la robustesse et de la rigueur et un camp de cliniciens et de bricoleurs. Mais ces deux camps n’existent pas! Nous sommes tous à la recherche de la fiabilité qui est toujours un curseur à placer entre la robustesse et la pertinence et non un mur à construire entre deux camps.

Dans un tel contexte, il semble difficile de faire confiance à la science!

Tout dépend de ce que l’on appelle la confiance. Les discours qui consistent à dire « c’est une catastrophe, les français ne font plus confiance à la science » ou « Faites confiance à notre science rigoureuse » sont devenus inaudibles. Dans un tel domaine, la confiance ne se donne pas, elle se construit, et il faut pour cela des espaces de médiation et d’appropriation avec le public. Tout comme il faut des espaces de médiation entre la science et la décision. Le travail des journalistes scientifiques et leurs médias en sont un. Le conseil scientifique, en revanche, n’en est pas un puisqu’il conseille la décision, il lui est attaché. Nous avons besoin de créer des espaces de médiation et d’appropriation qui ne mettent pas en lien direct science et décision, et qui renouvellent ainsi nos approches de l’expertise. En temps normal, il me semble qu’une instance comme le Comité Consultation National d’Ethique joue en partie ce rôle. Et plus globalement, l’éthique, lorsqu’elle n’est pas une nouvelle façon de faire la morale, est un bon espace intermédiaire. Un espace où le débat démocratique peut s’exprimer, où la science n’est plus habillée de neutralité, où l’on peut par exemple réfléchir collectivement à l’évaluation multidimensionnelle des conséquences et aux critères de la fiabilité. La fiabilité c’est la qualité d’une chose digne de confiance, voilà ce qui nous manque à l’heure actuelle, un débat ouvert, pluriel et prudent sur cette question des critères de la fiabilité.

A Grenoble, une initiative de médecins hospitaliers et de chercheurs a permis de mettre en ligne le site BiblioVid.org, qui sélectionne des travaux sur le Covid-19 et leur attribue un « niveau de preuve ». C’est une bonne initiative?

Bibliovid.org recense des travaux sur le Covid-19
en associant un « niveau de preuve ».

C’est une initiative intéressante et utile, mais elle pose question. Comme pose question toute initiative qui consiste à s’attribuer une autorité pour dire ce qui est scientifiquement légitime. Les critères utilisés n’ont pas été discutés démocratiquement, pas plus que l’ont été ceux dont se dotent les comités éditoriaux des revues scientifiques. Trier le bon grain de l’ivraie est un réflexe de facilité, mais il faut débattre de ces critères. Parce que la réponse n’est pas évidente. Par exemple, la méthode du double aveugle randomisé [dans lequel on tire au hasard des patients, qui se voient administrer une molécule ou un placebo, sans que le patient et même le médecin prescripteur ne sachent qui a reçu quoi, NDLR] est considéré comme le « golden standard » des essais cliniques. Mais cela mérite discussion, car un bon niveau de preuve peut venir d’autres types d’études tout aussi robustes. Il faut bien sûr se fixer des critères de sélection, des exigences épistémiques. Mais il n’y a pas un critère, une seule manière de faire de la science. Encore une fois, l’enjeu central est celui du pluralisme et des moyens de le faire vivre concrètement, sans tomber dans un relativisme où tout se vaut.

La construction de la confiance dans la science est donc un travail de longue haleine. Dans un tout autre domaine, considérez-vous que le groupe des experts de l’ONU sur le climat, le GIEC, est un bon exemple d’espace de médiation entre la science, la prise de décision et le public?

C’est sans doute le meilleur! Il pratique une science ouverte en prise avec la société, avec une approche très plurielle, pluridisciplinaire, avec des biologistes, des chimistes, physiciens, des économistes, des sociologues etc. Le GIEC recense les résultats scientifiques sur le climat, il les analyse, il définit un état de l’art sur la base de critères qui font l’objet d’une large discussion impliquant de nombreuses personnes. Le GIEC a réussi, par exemple, à faire comprendre que la modélisation, la simulation, est un ingrédient à part entière de la démarche scientifique. Et ça n’a pas été facile d’imposer cette idée, car il y avait beaucoup de détracteurs et il y en a encore. Chaque rapport du GIEC montre la consistance des connaissances sur le climat et des implications du dérèglement climatique, avec une idée sous-jacente et primordiale: il faut de l’action guidée par ce travail de médiation. Pour le Covid-19, nous n’avons pas vraiment d’espace de médiation et d’appropriation, à l’exception de ce que font certains journalistes scientifiques. Il fait l’objet d’un rapport trop direct entre la science et la décision politique. On manque de recul, ce qui parait inévitable en contexte de crise, dans l’urgence.

«Le groupe d’experts de l’Onu pour le climat est sans doute le meilleur exemple d’espace de médiation entre la science et le public, la prise de décision» Photo: Denis Delbecq

Aujourd’hui, on a tendance à penser que le Covid-19 est l’objet de la seule virologie, de l’infectiologie ou de l’épidémiologie. Mais non, le Covid-19 est l’objet commun et générique d’une science plurielle, il est tout autant l’objet de la virologie que de l’anthropologie, de l’épidémiologie que de l’éthique. C’est cela qu’a apporté le GIEC avec cette idée que le climat ne peut pas être l’objet exclusif de la climatologie.

Vous travaillez-vous même sur le Covid-19?

Nous travaillons sur la philosophie politique du pluralisme scientifique et sur les enjeux éthiques liés à la recherche biomédicale. Notre équipe de recherche a été retenue dans le cadre de l’appel à projet sur le Covid-19 lancé par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Dans ce cadre, et à titre d’exemple, nous enquêtons sur la manière dont le public perçoit les essais cliniques et les recommandations du conseil scientifique [le CARE, qui conseille le gouvernement, NDLR]. Nous n’avons pas encore terminé cette étude, loin de là, mais on peut déjà tirer quelques hypothèses. Il y a une prise de conscience grandissante de ce que sont, par exemple, un essai clinique, un placebo, la difficulté de recrutement dans une étude. Cette crise, et cette science ouverte qui se déroulent devant nos yeux, créent une acculturation progressive dans le public qui n’est pas cette grande masse ignorante guidée par ses seules émotions ou par ce que certains, appellent, de façon très imprécise, des élans populistes. Bien sûr, cela crée aussi des guerres de tranchées sur les réseaux sociaux, savamment entretenues par les uns et les autres. Par exemple entre ceux qui défendent avec a priori la chloroquine et ceux qui la rejettent avec tout autant d’a priori. Mais nous pouvons avoir l’espoir que cette période va permettre de lever beaucoup d’illusions sur la science.

Quelles illusions?

Par exemple, on évoque souvent la « communauté scientifique ». Mais nous sommes tous en train de comprendre qu’elle n’existe pas. Il y a des chercheurs, des laboratoires, des institutions, des méthodes, des hypothèses, etc. Mais il n’y a pas de communauté scientifique, c’est une fiction. Suivant que vous vous tournez vers tel ou tel virologue ou épidémiologiste, infectiologue ou vers le conseil scientifique, vous aurez des réponses différentes et c’est tout à fait normal. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de communs à toute science (par exemple, l’exigence liée à l’épreuve du réel), mais que ce commun n’est pas l’occasion d’une unification. Nous attendons toujours trop de la science lorsque nous espérons d’elle une parole univoque. Bourdieu l’avait très bien exprimé, dans son article le «Champ scientifique» (1), il existe une lutte permanente pour l’autorité et la crédibilité scientifique, pour le monopole de la compétence scientifique. Entre les virologues et les épidémiologistes, les cliniciens… qui porte la parole de la science? Mais cette quête de l’autorité scientifique est vaine ! La science est un apprentissage de la complexité, de l’incertitude, elle est une possibilité d’appréhender le réel mais sans jamais le recouvrir complémentent. C’est pour cela qu’elle doit se faire de manière ouverte et impliquée, et cette pandémie en dévoile tout autant les potentiels que les points de vigilance.

Propos recueillis Par Denis Delbecq les 6 et 7 mai 2020

(1) le Champ Scientifique, Pierre Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, 1976 

A lire

Construire la fiabilité scientifique en temps de crise: un enjeu démocratique, une tribune de Léo Coutellec dans Le Monde (mars 2020).

Quelle(s) déontologie(s) pour les chercheurs? Tribune de Léo Coutellec dans le Monde  (mai 2019).

Comment le Covid-19 chamboule la recherche scientifique (Le Monde, mai 2020)

• La science à l’heure du coronavirus, entre besoin de vitesse et risque de précipitation, tribune des médecins Guillaume Martin et Hervé Maisonneuve (L’Opinion, avril 2020).

• L’éthique de la science en situation de crise sanitaire, une tribune de Jean-Gabriel Ganascia, président du comité d’éthique du CNRS (Journal du CNRS, avril 2020)

La crise du Covid-19 va-t-elle renforcer la défiance vis-à-vis des experts? (La Croix, mai 2020)

Aimer la vérité, oui, mais pas déclarer vraies les idées que nous aimons, tribune d’Etienne Klein (L’Echo, mai 2020)

Les français ont-ils encore confiance dans la science? Tribune de Luc Rouban (CNRS, Sciences-Po)  (The Conversation, avril 2020)

4 commentaires



  1. Bonjour,
    Article très intéressant mais SVP pouvez-vous corriger cette phrase: « Par exemple entre ceux qui défendent avec à priori la chloroquine et ceux qui la rejettent avec tout autant d’à priori. » Corriger « à priori » en « a priori » qui est un mot latin, et à écrire en italiques de préférence…

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