Pierre-Yves Boelle est épidémiologiste à l’Institut Pierre Louis d’Epidémiologie et de Santé Publique, et professeur à Sorbonne Université.
Entretien réalisé le 29 avril pour la préparation de l’Edito Carré et du Virus au carré de Mathieu Vidard, le 30 avril sur France Inter.
Image: station de métro Denfert-Rochereau, à Paris en mars 2020 © L.Genet
Dans l’étude que vous co-signez et qui est pré-publiée sur le site de l’Institut Pasteur, on apprend qu’environ 6% de la population françaises aura été exposée au virus du Covid-19 entre le début de l’épidémie et le 11 mai, la date du début des mesures de déconfinement annoncées par le premier ministre mardi 28 avril. Mais il existe une très grande disparité entre les régions. Pour quelles raisons?
Le moment et le niveau d’introduction ont probablement joué un rôle primordial. Il y a eu au tout début ce qu’on appelle des clusters, des regroupements de cas, à Crépy en Valois (Oise) et Mulhouse. Ils ont contribué à diffuser l’épidémie d’abord dans ces régions, et probablement ensuite en dehors. Il y a eu aussi un cluster à Vannes (Morbihan), mais qui a très vite été circonscrit, ce qui a pu éviter une propagation précoce au reste de la Bretagne.
L’Ile de France a rapidement suivi, ce que l’on constate souvent pour les autres épidémies, comme la grippe, qui n’apparaissent pas forcément dans cette région, mais où elle se développe ensuite très vite. C’est lié à la manière dont on se déplace dans le pays. La circulation des maladies infectieuses peut être plus lente dans les régions moins densément peuplées. Cela s’observe par exemple pour la varicelle, où les enfants l’attrapent plus tard en zone rurale que dans les villes.
Ce sont donc le Grand Est, l’Ile de France et les Hauts de France qui sont les plus touchées?
Oui. Ce que nous disent les modèles, c’est qu’un peu plus de 10% des gens du Grand Est et d’Ile de France auront été contaminés dans ce qu’on peut appeler la première vague de l’épidémie, entre son apparition et le 11 mai. Dans les Hauts de France, on estime ce taux à environ 6% [approximativement la moyenne nationale, NDLR]. A l’inverse, un certain nombre de régions ont été relativement épargnées, comme la Nouvelle Aquitaine (1,4%) ou la Bretagne (1,8%).
Ces clusters, comme celui lié au fameux rassemblement religieux de Mulhouse, ont donc joué un rôle important dans l’épidémie?
Ce qui s’est passé à Mulhouse a peut être favorisé l’épidémie, mais celle-ci n’aurait peut être pas été si différente si ce rassemblement n’avait pas eu lieu. Il y a toujours un « facteur chance » au début d’une épidémie, qui démarre toujours avec très peu de cas: on a des épisodes de faible contamination, dans lesquels un malade contamine une personne ou deux, et de temps en temps, par hasard, des phénomènes de « super transmission », dans lequel une personne en contamine des dizaines ou des centaines.
Les transports collectifs, le train, l’avion, le métro, jouent-ils un rôle dans une épidémie?
Tous les phénomènes collectifs contribuent bien sûr. Mais les transports ne sont qu’une occasion de transmission. La grippe se développe tous les ans sur l’ensemble du territoire, et pas spécialement plus en Ile de France où l’usage des transports collectifs est massif. Une maladie contagieuse se propage toujours!
Dans l’étude que vous co-signez, on apprend qu’au début de l’épidémie, un malade contaminait en moyenne 3,3 personnes, le fameux nombre R0. Comment calcule-t-on cela?
On étudie la courbe d’évolution de l’épidémie. S’il n’y avait pas de cas asymptomatiques et de cas avec des symptômes très légers, le nombre de cas déclarés serait un indicateur fiable. Nous avons utilisé l’évolution des entrées à l’hôpital, qui nous semblait plus robuste. Pour déterminer ce fameux R0, il fallait aussi connaître l’intervalle générationnel. C’est le temps qui sépare l’apparition de la maladie chez une personne, et le moment où elle apparait, en moyenne, chez une autre, qui a été infectée par la première. Il est d’environ 5 à 7 jours, contre 3 jours environ pour la grippe. En faisant un rapport (approximativement le nombre de personnes entrées à l’hôpital le 7e jour vs nombre de personnes entrées le 1er jour), on obtient ce R0 de 3,3 qui est plus élevé que pour la grippe. Le R0 est le ratio de reproduction « de base », celui du début de l’épidémie. Ensuite, on parle plutôt du Ratio de reproduction R au cours de l’épidémie : Il est en général plus faible que le R0.
De quoi dépend ce nombre critique pour l’avenir d’une épidémie?
Il dépend de nombreux paramètres. Par exemple de la promiscuité dans laquelle vivent les personnes: une épidémie se propage plus vite dans un milieu fermé comme un paquebot (le Diamond Princess, par exemple) ou le porte-avions Charles de Gaulle (où 60% de l’équipage a été contaminé).
Qu’a-t-on appris de ces milieux fermés [ne pas utiliser le mot confiné, NDLR!]?
Ces études montrent qu’on peut contaminer jusqu’à 70% ou 80% des gens si on ne fait rien pour contrôler l’épidémie. Ce qui est assez logique puisque personne ne possède d’immunité face à un nouveau virus. Par comparaison, pour la grippe, une épidémie touche en moyenne 10 à 20% de la population, car il existe une immunité acquise antérieurement et la vaccination.
Les études faites sur l’équipage et les passagers du Diamond Princess ont aussi montré qu’il existe une proportion relativement importante de cas asymptomatiques, des malades qui l’ignorent et peuvent donc peut-être contaminer d’autres personnes. Cela permettrait une propagation silencieuse de l’épidémie et la rend beaucoup plus difficile à circonscrire. Pour les deux précédentes épidémies de coronavirus, le SRAS et le MERS, il n’y avait pas de cas asymptomatiques. Dans notre étude, on a considéré qu’il y a environ 20% de cas asymptomatiques, en France.
Beaucoup de voix ont critiqué le principe même d’un confinement comme la France et d’autres pays l’ont décidé. Le confinement est-il efficace?
C’est en tout cas ce que disent les modèles: faute de confinement, le nombre de décès aurait été beaucoup plus important, notamment si l’épidémie avait dépassé les capacités de notre système de santé. Bien sûr, les modèles donnent des résultats « toutes choses égales par ailleurs ». Or les choses ne sont jamais égales: si aucune mesure n’avait été décidée, beaucoup de personnes auraient d’elles-même adopté des mesures de précaution, en se confinant volontairement par exemple, en constatant l’augmentation du nombre de décès, l’engorgement des hôpitaux. Il est donc très difficile de savoir ce qui se serait passé si le confinement de notre population n’avait pas été décidé. Mais ce que l’on constate, avec les modèles, c’est que le ratio de reproduction R est passé de 3,3 au début de l’épidémie à environ 0,5 aujourd’hui. Ce qui signifie qu’un malade ne contamine plus qu’une demi-personnes en moyenne, c’est une baisse d’environ 85%, c’est considérable. Encore une fois, on ne peut pas savoir ce qu’aurait été l’épidémie sans confinement, mais il est très probable que le nombre de morts aurait été beaucoup plus élevé.
Le confinement a-t-il réduit d’autres maladies infectieuses?
Oui, cela a eu un impact visible, selon le Réseau Sentinelles. Nous avons par exemple une diminution des cas de varicelle et des diarrhées aigües.
D’autres pays n’ont pas décidé de confiner et l’épidémie n’a pas été hors de contrôle, comme en Allemagne ou en Suède…
On pourra comparer ce qui s’est passé d’un pays à l’autre quand l’épidémie sera terminée, ce qui ne se produira pas hélas avant de longs mois, au moins! Il y a bien sûr des mesures étatiques qui ont été différentes d’un pays à l’autre. Mais il y a aussi les décisions individuelles. Google a publié des statistiques sur la mobilité à partir des données recueillies par les téléphones mobiles. En France, le nombre de déplacements qui conduisent à une gare, un arrête de bus ou une station de métro a baissé de 80%. Mais en Suède, sans décision politique de confinement, il a tout de même baissé de 36% parce que les gens ont changé leurs habitudes. Chaque pays avait une situation différent au moment où l’épidémie y est arrivée. Les personnes ont aussi des habitudes différentes en matières de nombre de contacts.
A partir du 11 mai, la France va entamer son déconfinement. L’épidémie peut-elle reprendre de l’ampleur?
On s’attend bien évidemment à une remontée du nombre de contaminations. Tout le problème va être de garder l’épidémie sous contrôle, avec idéalement un Ratio de reproduction R inférieur à 1. Il nous faudra un outil de surveillance épidémiologique, qu’on n’a pas encore, pour suivre la situation au jour le jour. On ne peut pas se contenter de suivre l’évolution du nombre d’entrées à l’hôpital, qui surviennent 8 à 15 après la contamination. On aurait trop de retard sur le virus! Nous avons le réseau Sentinelle, des médecins de ville qui déclarent quotidiennement les cas qu’ils ont constaté. Il faut que ce réseau continue de fonctionner. Il faudra aussi des moyens de dépistage et d’investigation pour repérer les nouveaux cas et connaitre les contacts susceptibles d’avoir été infectés. C’est bien évidemment faisable s’il n’y a pas trop de cas.
Que se passe-t-il si jamais le nombre de contamination moyenne, le R0, repasse la barrière de 1. Il y a quelques jours, Angela Merkel a expliqué qu’à 1,1 le système allemand de santé serait saturé en octobre, mais qu’à 1,2 ce serait le cas dès juillet et même en juin à 1,3…
On pourra peut-être supporter une valeur un tout petit peu supérieure à 1. Mais comme le dit la chancelière allemande, la marge de manœuvre est très étroite entre une épidémie qui progresse lentement et une pandémie hors de contrôle.
Dans l’ensemble des activités et pratiques qui vont reprendre progressivement à partir du 11 mai, il y en a-t-il qui vous semblent plus à risque?
Je ne peux absolument pas le savoir. Ce qu’on sait, c’est que c’est dans nos foyers que nous avons le plus grand nombre de contacts. Nous n’avons pas de données précises sur les contacts qui se produisent dans telle ou telle situation, on ne sait hélas pas faire de la dentelle. Se contamine-t-on plus dans un restaurant que chez un fleuriste ou un coiffeur? Personne n’en sait rien, faute de données.
Et dans les écoles?
Jusqu’à présent, nous avons travaillé à partir de notre corpus de connaissances: dans la plupart des épidémies, ce sont les enfants les moteurs. Bien évidemment pour les maladies infantiles comme la rougeole ou la varicelle qu’on voit très rarement chez les adultes, puisque ceux-ci les ont déjà eu, pour la plupart, quand ils étaient enfants. Pour la grippe aussi, les enfants sont les moteurs de l’épidémie chaque année. Ils ont beaucoup de contacts propices à la transmission de maladies infectieuses respiratoires. Pour la grippe pandémique de 2009 (H1N1), le second cluster apparu en France était dans une école. Ce qui est frappant, avec le Covid-19, c’est qu’on n’a pas observé d’épidémie dans des écoles, nulle part. En revanche, on l’a vu avec l’étude qui est sortie sur Crépy en Valois, un lycée peut être un lieu important de contamination. [41% des personnes qui l’ont fréquenté ont été contaminés, NDLR].
Pour les enfants plus jeunes, cette contamination scolaire semble moins importante. Mais peut-être est-ce parce que les écoles ont été fermées très vite, partout ou presque, car notre corpus de connaissance avait permis de réagir très vite. Au Japon, en Corée, deux pays qui ont pour le moment connue une épidémie de moindre ampleur qu’en Europe, le Covid-19 est arrivé alors que les écoles étaient fermées pour les vacances. Les modèles ont fait l’hypothèse que les enfants pouvaient jouer un rôle important dans ce type d’épidémie, et cela n’est peut-être pas le cas. C’est pour cela qu’il faut continuer à étudier le rôle des enfants, car, à la fin, ce ne sont pas les hypothèses qui ont raison, ce sont les faits!
Le port du masque va être fortement recommandé, voire obligatoire dans certaines situations, notamment dans les transports en communs. Est-il une arme efficace dans la lutte contre des épidémies comme le Covid?
Il a déjà la vertu de nous rappeler pourquoi on le porte, et c’est important puisque cette épidémie va durer, qu’on n’aura pas de retour à la normale avant longtemps! Mais le masque ne suffit pas. D’ailleurs, la mortalité liée à la grippe est équivalente en Europe et en Asie où pourtant les gens sont habitués depuis longtemps à porter des masques. Ce qui est important est de tenir, pendant longtemps, un ensemble de mesures. Dès qu’on baisse la garde, une épidémie repart. On l’observe par exemple avec la rougeole. A chaque fois que le nombre de cas diminue, le taux de vaccination des enfants baisse, et la maladie finit par revenir.
Il faudra donc poursuivre les efforts d’information du public?
Cette épidémie sera longue, et il faudra encore et encore expliquer que s’il y a moins de cas, c’est parce que les mesures de précautions sont efficaces, et non parce qu’on avait surestimé la gravité du Covid-19. Si nous sommes dans cette situation aujourd’hui (d’une réduction de la transmission), c’est parce que beaucoup de choses ont été faites. Il faut avant tout recueillir l’adhésion du public à ce qui est fait, à la distanciation, aux gestes barrières, au port du masque. Et faire comprendre qu’une décision individuelle qui peut nous paraître raisonnable, par exemple choisir de passer l’après-midi au parc, peut conduire, collectivement, à une situation favorable à un rebond de l’épidémie. Si chacun décide d’aller au parc, celui-ci sera rempli et le risque de contamination pourrait augmenter fortement!
Que pensez-vous du plan de déconfinement annoncé par le gouvernement?
Notre travail est de faire de la science du mieux possible pour expliquer ce qui se passe à la population, aux décideurs et leur permettre de faire des choix informés. Ensuite vient le temps de la décision politique, qu’il ne m’appartient pas de commenter. Les modèles nous permettent de dire que si on continue à réduire de manière importante le nombre de contacts, notamment en utilisant le télétravail dès que possible, en maintenant les gestes barrières et la distanciation physique, tout en menant une politique agressive de dépistage et d’isolement des nouveaux cas et des contacts susceptible d’avoir été contaminés par ces personnes, alors nous pouvons maintenir l’épidémie sous contrôle. Au moment du déconfinement, le 11 mai, on peut espérer qu’il y aura moins de 1000 contaminations par jour en France. Tout cela demandera une logistique importante, mais c’est à notre portée.
Ce dépistage est donc un enjeu majeur?
Oui et c’est important que le plan du gouvernement insiste sur ce sujet. Si les mesures que j’évoquais à l’instant sont maintenues et que l’on est capable de repérer et d’isoler 70-75% des nouveaux cas [ce qui fait passer le R0 de 3,3 à une valeur légèrement inférieure à 1, NDLR], on aura un outil pour contenir le Covid-19 et éviter d’être débordé. Si on n’en repère que 50%, il faudra durcir d’autres mesures. Si on échoue sur ce dépistage, on risque de se retrouver dans la situation d’une épidémie hors de contrôle comme elle l’était avant le confinement.
Recueilli le 29 avril par Denis Delbecq
Pour en savoir plus
• L’immunité collective est un horizon lointain (Le Monde)
• Interview de S. Cauchemez à propos de l’étude sur l’épidémie en France (BFMTV)
• Une étude dans Science, qui explique que l’épidémie pourrait durer jusque 2022 (accès libre) et un article de Science et Avenir sur ce sujet.