Dans la bataille qui se joue contre l’épidémie de Covid19, les spécialistes de la modélisation ont un rôle de premier plan. Ce sont leurs simulations qui guident les décisions des responsables politiques et les autorités sanitaires. Vittoria Colizza est directrice de recherches à l’Institut Pierre Louis d’Epidémiologie et de Santé Publique (INSERM). Elle a répondu à mes questions pour préparer l’émission Le Virus au carré de Mathieu Vidard, diffusée le 24 mars sur France Inter, et son Edito Carré sur le même sujet.
Sur quoi reposent les modèles de propagation des épidémies?
Ils s’appuient sur les caractéristiques d’une population à l’échelle d’un pays ou de zones moins étendues comme une région ou une grande ville. La modélisation au sein d’un ensemble géographique où les gens ont des contacts directs, une ville par exemple, est plus facile à faire qu’à l’échelle d’un pays entier, car les contacts directs entre habitants de deux villes distantes, comme Marseille et Paris, sont plus difficiles à caractériser.
A l’intérieur d’un ensemble géographique, une région, une ville, on fait l’hypothèse que les mélanges de population, les contacts entre personnes, se font de manière homogène. En France, nous utilisons des données qui proviennent d’une enquête démographique qui nous donne des informations sur le nombre de contacts quotidiens en fonction de l’âge, mais aussi du lieu considéré, à l’école, au travail, dans les transports, à domicile ou pendant les activités de loisirs. A chaque lieu et âge correspondent des modes de contacts différents. Ainsi, un enfant qui fréquente l’école aura en moyenne 18 contacts avec d’autres enfants chaque jour de semaine. Ce sont des contacts très proches et de longue durée. Chez les adultes, en France, la moyenne est de 40 contacts avec d’autres adultes, qui sont plus distants que les contacts entre enfants. On peut aussi distinguer des contacts physiques ou de simples conversations, qui sont plus distantes. Dans les foyers, les contacts sont bien évidemment plus étroits et de longue durée qu’au travail, par exemple.
Outre le comportement des personnes, vous tenez compte des caractéristiques propre à chaque épidémie. De quelle manière?
Même quand un virus est émergent est encore mal connu, on tente de déterminer les paramètres importants de l’épidémie (taux de contagion, durée de contagion etc.) au fur et à mesure que les premières études sont publiées, à partir des observations faites en Chine, dans un premier temps pour cette épidémie. Ensuite, pour décrire l’épidémie, nous utilisons ce qu’on appelle un modèle à compartiments: on considère que les personnes sont soit exemptes de virus, soit en période d’incubation (avec une phase non contagieuse, suivie d’une phase contagieuse). La contagion peut se faire soit de manière symptomatique (la maladie se ressent et se voit) soit asymptomatique. C’est cela qui est le plus difficile à déterminer. On regarde la durée de ces phases, et les différentes issues possibles (hospitalisation ou pas, réanimation ou pas, guérison ou décès).
Comment évaluer la propagation de la maladie liée à des personnes sans symptômes?
On s’appuie sur les résultats en milieu fermé comme par exemple le paquebot Diamond Princess, qui est resté bloqué dans le port de Yokohama. Les gens étaient examinés 2 ou 3 fois par jours, et tout le monde a fini par être testé. Les premières études laissent penser que 30% à 40% des cas étaient asymptomatiques. D’autres études sur des gens rapatriés puis confinés ont donné des résultats similaires.
Pourtant, une étude dans Science il y a quelques jours parlait de 80% de cas asymptomatiques…
Non, il s’agit dans cette étude de ce qu’on appelle des cas non documentés, ce qui est différent: ils regroupent les cas sans symptômes, mais aussi des cas dont les symptômes sont très faibles et/ou de courte durée, ce qui les rend difficile à comptabiliser. Mais cette étude montre que ces cas non documentés ont un taux de transmission inférieur de moitié à celui des personnes symptomatiques. C’est assez cohérent avec ce qu’on connait de la grippe.
C’est avec toutes ces données que vous calculez ce que les experts appellent le R0?
Oui, il s’agit d’un nombre qui résume la manière dont l’épidémie se propage: c’est le nombre de personnes qu’un malade va, en moyenne, contaminer. On l’évalue aussi en analysant la courbe d’évolution du nombre de cas, qui est exponentielle. Cela se fait au début de l’épidémie, tant que tout le monde est susceptible d’être touché. Pour le Covid-19, on estime que le R0 est compris entre 2 et 3. Ce qui signifie qu’un malade (symptomatique ou pas) contaminera en moyenne entre 2 et 3 personnes. Quand ce R0 est supérieur à un, l’épidémie se poursuit. Quand il baisse en dessous de 1, grâce à des mesures de prévention, la propagation s’arrête.
C’est plus que la grippe?
Oui, un peu plus que la grippe est c’est logique. Car quand une grippe survient, une partie de la population est déjà immunisée, soit qu’elle a été contaminée lors d’une épidémie précédente avec la même souche, soit parce qu’elle a été vaccinée. Mais en revanche, l’épidémie de Covid19 est beaucoup moins contagieuse que la rougeole (R0 de 15 à 20) et c’est tant mieux!
Comment modélise-t-on l’effet des mesures qui sont prises, comme la fermeture des écoles, le confinement, le recours au télétravail etc?
Pour la fermeture des établissements scolaires et universitaires, nous utilisons des données dont nous disposons pour les périodes de vacances scolaires, en distinguant toujours les jours de semaine des week-end puisque les parents ne partent pas systématiquement en vacances. Le télétravail réduit le nombre de contact des adultes au travail, mais aussi l’usage des transports. Tout comme la fermeture des universités réduit à la fois le nombre de contacts pendant les heures passées dans l’établissement et les contacts liés au transport. Nous tenons compte aussi de la mobilité spatiale, qui est très importante dans la propagation des épidémies: à l’intérieur d’une ville, entre une ville et sa banlieue, entre deux villes distantes.
En revanche, pour les personnes qui ne télé-travaillent pas, il reste des possibilités de contacts, notamment pour les personnes qui travaillent dans les transports et les commerces alimentaires, etc…
Oui c’est une question que l’on commence à regarder, tout comme les contacts résiduels des personnes confinées qui sortent quand même de chez elles, notamment pour s’approvisionner. Nous lançons une enquête participative sur le site grippenet.fr, pour évaluer ces contacts ainsi que la perception du risque pour chacun. On sait que plus celle-ci est élevée et plus le nombre de contacts diminue. Au début de l’épidémie, les gens pensaient que le risque étaient pour les autres et pas pour eux, mais cela semble avoir changé.
Certaines voix critiquent le manque d’efficacité du confinement, notamment le Pr Raoult à Marseille. Quand saura-t-on si les mesures adoptées en France ont un effet positif sur la prévention des contaminations, en faisant baisser ce fameux nombre R0?
Il est encore trop top pour le savoir, et cela tient à une raison simple: il s’écoule un peu plus de deux semaines entre la contamination et la guérison (ou le décès hélas). Donc nous aurons des réponses à cette question après qu’un délai de 2 à 3 semaines se sera écoulé depuis l’établissement du confinement le 17 mars. [Cela nous mène entre le 31 mars et le 7 avril, NDLR]. Aujourd’hui, la plupart des gens qui sont hospitalisés, réanimés ou qui décèdent ont été contaminés avant le confinement. On ne peut donc encore voir le résultat de cette décision dans les données.
Vous êtes italienne, quel regard portez-vous, en tant que spécialiste de modélisation des épidémies, sur la situation en Italie, qui semble plus dramatique encore qu’en France?
On a beaucoup évoqué l’idée d’un délabrement de l’état du système de santé en Italie. Ce n’est pas pour défendre mes compatriotes, mais je pense que cela ne joue pas un rôle primordial dans cette situation. Celle-ci tient d’abord aux caractéristiques de cette épidémie, sa contagiosité. Et bien sûr à un décalage dans le temps du démarrage de l’épidémie. L’Italie a été le premier pays touché en Europe. Les autorités du pays ont eu du mal à prendre les décisions et les ont prises très progressivement. Par exemple en laissant ouverts les restaurants jusqu’à 18h avant de décider de les fermer. Le confinement de la population n’a été décidé que le 11 mars, cela ne fait pas encore deux semaines.
En France, l’épidémie est arrivée plus tard, et les autorités avaient la situation italienne sous les yeux. Elles ont donc décidé un confinement plus rapide [la fermeture des bars, restaurants etc. le 14 mars à minuit, puis le confinement général le 17 mars à 12h, NDLR] et plus précoce par rapport au début de l’épidémie en France.
L’Allemagne connait un grand nombre de cas, mais très peu d’hospitalisations et de décès, comparativement à l’Italie, l’Espagne ou la France. Pour quelles raisons?
Il n’y a pas de confinement, pour le moment, seulement une recommandation et une interdiction des rassemblements de plus de deux personnes entrée en vigueur cette semaine. Mais il y a une différence entre les pays latins (Italie, Espagne, France) où les gens ont plus d’habitudes d’interactions, et l’Allemagne. Cela joue forcément sur le nombre de contacts moyens que connait chaque jour un habitant de ces pays.
En Grande-Bretagne, la stratégie a d’abord été de miser sur l’immunité de groupe, comme le font les Pays-Bas. Qu’est-ce que l’immunité de groupe, ou «de troupes » comme disent les anglo-saxons?
Cela repose sur le fait que l’exposition à un virus comme le Covid19 confère une certaine immunité aux personnes qui ont survécu. Plus l’épidémie progresse et plus la proportion de gens immunisés augmente. Pour les données dont nous disposons [le R0 de départ du coronavirus, NDLR], on calcule que l’épidémie cesse quand 60% de la population a été contaminée. [Ce qui correspond au taux de vaccination qu’il faudrait avoir si un vaccin était disponible, pour protéger la population, NDLR]. Mais laisser faire aurait été catastrophique, avec des centaines de milliers de morts, a montré une étude de l’Imperial College. La Grande-Bretagne est encore à un niveau relativement précoce de l’épidémie. On peut espérer que les mesures annoncées le 23 mars au soir par Boris Johnson devraient éviter que la situation ne s’emballe.
Pourquoi ne pas prendre des mesures plus strictes comme en Chine (confinement total), en Corée ou à Singapour (isolement des malades et surveillance de la population), pour freiner ou stopper l’épidémie?
On peut considérer ces pays comme des exemples, mais nous avons une culture différente en Europe et un regard très différent sur la protection de la vie privée. A Singapour, quand vous êtes dans la rue, une application sur le téléphone vous signale si la personne que vous allez croiser est contaminée ou pas. La solution de confinement total, telle qu’elle se pratique en Chine, n’est pas viable à long terme. Il va nous falloir vivre avec cette pandémie dans la durée, et c’est pour cela qu’une coordination européenne doit être trouvée, car sinon il restera des poches de susceptibilité au coronavirus, et l’épidémie pourra repartir. Sans doute devrons nous changer notre comportement à long terme, en apprenant à garder plus de distance à l’avenir que nous ne le faisions. On peut aussi imaginer qu’on prolonge le télétravail au maximum, par exemple par un système de rotation.
Comment décide-t-on de nouvelles mesures quand on n’a pas de données sur l’effet du confinement?
Sur la période de quinze jours décidée en France, il y a un consensus des experts pour dire que cela n’est pas suffisant. Il faudra au moins trois semaines, voire plus. Un durcissement des mesures de confinement, comme celui qui a été annoncé par le premier ministre français le 23 mars, ne peut pas reposer sur des données concrètes. Les autorités décident en fonction de ce qui se passe sur le terrain, en fonction du comportement des gens quand ils sont dehors, du respect des règles et de ce qui se passe dans les hôpitaux. C’est en voyant des images de Milan que le premier ministre italien a décidé de durcir les mesures le 22 mars. Il faut impérativement que le confinement soit respecté!
Propos recueillis par Denis Delbecq