Un texte de la Commission Européenne qualifié de courageux par le WWF? C’est bien ce qui s’est produit cette semaine, avec la publication d’un Livre vert sur la pêche par Bruxelles. Un document d’une trentaine de pages qui vise à entamer un processus de débat public sur la douloureuse question de la politique de la pêche commune (PCP), une semaine après les manifestations de colère dans les ports du nord de la France.
A lire le propos introductif du Livre Vert, on s’étranglerait presque de rage. Jusqu’à comprendre qu’il s’agit d’une fiction idéalisée de l’Europe halieutique en 2020, prospère et responsable. A la page suivante, la CE brise le rêve en rappelant que «le tableau de l’avenir brossé [précédemment] est loin de correspondre à la réalité de la situation actuelle, qui se caractérise par une surexploitation des stocks, une surcapacité des flottes de pêche, de fortes subventions, une faible résilience économique et une baisse des quantités de poissons capturées par les pêcheurs européens.» Et la Commission de rappeler que la PCP a été si efficace que l’Europe importe désormais la moitié de ce qu’elle consomme. La CE souligne aussi que les objectifs de la réforme adoptées en 2002 n’ont pas été atteints. C’est peu dire.
Bref, aujourd’hui, il y a trop de navires pour trop peu de poissons et la pêche ne permet pas de faire vivre décemment ses travailleurs en dépit de la dureté et du danger du métier. Et la PCP n’a pas changé grand chose à cet état de fait.
Trop de navires? Même si cela fait mal aux marins, et aux régions de tradition maritime, ces dernières années, la réduction des flottes de pêche (2% par an) a été effacée par les gains de productivité (2-3% par an). Résultat, la surcapacité reste chronique.
Trop peu de poissons? 88% des stocks de pêche communautaires sont surexploités. Et le tiers d’entre eux ont peut-être déjà franchi un seuil irréversible qui pourrait les empêcher de se régénérer.
Un chiffre donnent à lui seul le grand frisson. Le cabillaud (ou morue), qui était l’objet de la colère des pêcheurs de Boulogne-sur-mer. Le Livre Vert rappelle que 93% des cabillauds pêchés en mer du Nord n’ont jamais connu d’ébats sexuels: ils n’ont donc pas eu le temps de frayer avant d’atterrir dans un chalut.
La semaine dernière, sur le «Minck» de Boulogne, j’ai acheté du cabillaud moins de quatre euros le kilo. Les plus gros visibles sur les étals, autour de deux kilos pièce, se vendaient à peine plus. Il en faut du poisson à quatre euros le kilo pour nourrir un capitaine, son équipage, et payer les frais du bateau. Paradoxalement, à quelques jours de la fermeture de la pêche française pour éviter d’exploser le quota, les morues se battaient presque pour remplir les filets, faisant chuter les cours à des niveaux indécents.
D’ailleurs, pour enfoncer le clou, des patrons-pêcheurs sont sortis quelques jours plus tard tirer quelques traits de chalut à quelques encablures du port, avant d’organiser une vente sauvage de ce délicieux «pichon» à un euro le kilo sur une place de Boulogne, a raconté la Voix du Nord. Moi je me suis contenté des moules de ma plage, délicieuses à cette saison.
Bruxelles nous promet une réforme de la pêche européenne, on ne peut que s’en féliciter. La Commission n’hésite pas à remettre l’ensemble du dispositif sur la table, critiquant notamment les négociations-marathon annuelles au cours desquelles nos ministres s’étripent pour grappiller quelque quota supplémentaire et éviter de finir harponnés par leurs pêcheurs en place de Grève. De même, Bruxelles semble se soucier de l’impact de ses partenariats de pêche avec des pays du Sud sur les pêcheries artisanales locales.
Il faut effectivement tout reprendre à zéro pour éviter les absurdités de la gestion des pêcheries en Europe. Et traiter différemment —comme le propose la CE— les pêcheries côtières artisanales de la pêche industrielle. Parce que la pêche au gros chalut fait surtout vivre des entreprises qui cherchent à maximiser leur profit, avec des taux de rejets faramineux (20% en Atlantique Nord-Est, 50% dans certaines autres régions). Les petits navires, eux, font vivre une légion de marins, de familles et tout le tissu social qui va avec. Et pour avoir croisé nombre de patrons-pêcheurs sur nos côtes, on ne jette rien!
Quand aux quotas, il faut entièrement les repenser. Aujourd’hui, quand une pêche est ouverte, tout le monde se précipite pour capturer le maximum de prises avant que la porte ne se referme. On se précipite, quel que soit le temps, sans se soucier des risques parce qu’il faut faire du chiffre. Mais quand le poisson arrive à la criée, il y en a trop. Les cours s’effondrent et les pêcheurs repartent aussi sec pour compenser par la quantité la baisse de leur revenu… jusqu’à ce que le couperet du quota ne tombe.
Un quota, cela doit probablement se gérer individuellement, ou à petite échelle, comme tant de pays le démontrent. (Lire à ce propos Faut-il privatiser la pêche pour sauver les poissons?) C’est la condition numéro un pour garantir un cours acceptable et faire vivre des gens qui risquent leur peau pour le bonheur de nos papilles et de notre santé. Et peut-être faudrait-il se pencher sérieusement sur l’organisation de la filière, où visiblement certains se sucrent. Car il n’est pas rare —je l’ai souvent constaté— de voir un écart de prix de 1 à 3 entre le poisson vendu à Boulogne ou à Calais et le même vendu à Paris. Parce que si beaucoup de familles de pêcheurs ne peuvent plus payer leurs traites, le poisson est une denrée chère pour les consommateurs que nous sommes.