Jean-Michel Claverie est professeur émérite de médecine en santé publique et virologie à l’Université Aix-Marseille. Il a longtemps dirigé l’Institut méditerranéen de microbiologie. Avec Chantal Abergel, maintenant directrice du laboratoire Information Génomique et Structurale, il a découvert les « virus géants », dont certains ont été réactivés à partir d’échantillons de pergélisol Sibérien, datant de 30 000 à 40 000 ans (extinction de Neandertal).
Interview réalisée le 9 avril pour la préparation de l’Edito Carré et du Virus au Carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter le 13 avril 2020.
Image: en Sibérie, Gazprom exploite des puits de gaz dans cette région de Tazovskoye © Gazprom
On évoque souvent les virus qui vivent dans des animaux-hôtes dans les forêts tropicales, à l’image des coronavirus. Faut-il s’attendre à voir des virus émerger des pergélisols des régions boréales, qui fondent avec le réchauffement climatique?
Ces sols gelés depuis des dizaines de milliers d’années, parfois plus d’un million, contiennent de la matière organique dans laquelle on trouve des bactéries et des virus. On en extrait fréquemment des carcasses de mammouths quasiment intactes, dont les défenses font l’objet d’un commerce très lucratif. On y retrouve aussi des cadavres humains remontant à plus de 300 ans si bien conservés congelés qu’ils présentent les traces visibles de la variole. Et si on recherche les séquences génétiques du virus de la variole, on les trouve. En revanche, on ne sait pas s’il s’agit seulement de fragments de virus ou de virus encore infectieux et pour cause: personne ne va s’amuser à tenter de les cultiver et prendre le risque de faire réapparaître une maladie qui a été officiellement éradiquée en 1980.
On trouve des virus vivants (infectieux) dans les pergélisols?
Oui, c’est ce que nous avions montré, en cherchant des virus qui s’attaquent aux amibes, des organismes unicellulaire, mais dont la physiologie est proche de celle de nos propres cellules. Comme ces virus à amibes ne s’attaquent pas aux cellules animales, nous avons eu le loisir de les étudier en toute sécurité et de démontrer qu’il s’agissait bien de virus infectieux, capables de se multiplier à nouveau. Nos travaux en cours montrent qu’il ne s’agit pas de découvertes isolées, et nous avons de bonnes raisons de penser que des vestiges de mammouths (ou d’autres grands animaux disparus, comme les rhinocéros laineux) exhumés par la fonte du pergélisol pourrait bien contenir des virus encore « vivants ». Ces animaux sont si bien conservés que des chasseurs de mammouth se sont amusés à en consommer la viande (comme le font les carnivores actuels). Ce qui est inquiétant avec des virus anciens apparaissant ainsi au grand jour, c’est que nous n’avons aucune d’immunité vis à vis de ces microbes comme on peut en avoir pour de nombreux virus contemporains y compris quand ceux-ci circulent dans les régions tropicales.
«Le pergélisol est un excellent conservateur : si vous y mettez un yaourt et que vous revenez dans 30 000 ans, vous pourrez encore le consommer!»
J.-M. Claverie
Peut-on considérer que la fonte des sols gelés pose un risque sanitaire?
Cela fait des décennies que des virus qui en sont issus, dont certains sont probablement vivants, sont exposés à la surface et atterrissent dans les rivières, puis dans l’océan. Ils étaient parfaitement protégés dans le pergélisol, à l’abri de la lumière et des ultraviolets, sans oxygène qui est un désinfectant puissant, et par le froid. Ce sol est un excellent conservateur: si vous y mettez un yaourt et que vous revenez dans 30 000 ans, vous pourrez encore le consommer!
En revanche, quand le pergélisol fond, les virus sont rapidement détruits dans l’environnement par le rayonnement ultraviolet, l’oxygène et des températures plus élevées (il peut faire 25°C en arctique, au mois d’août). Si bien que si des virus dangereux survivaient dans les rivières, on le saurait depuis longtemps. De plus, les quantités de matière virale qu’on observe dans le pergélisol sont heureusement très faibles, mais ils n’en sont pas exempts. Quant à savoir si cela crée un risque sanitaire, tout dépend de si on est exposé à ces virus et combien de gens sont exposés. Pendant longtemps, il n’y avait personne ou presque dans ces régions reculées de Sibérie. Mais la situation est en train de changer, et le risque augmente avec l’essor démographique de ces régions, notamment avec l’installation d’exploitations minières.
Vous faites référence au développement des industries extractives qui sont facilitées par le dégel du permafrost?
Oui, avec le réchauffement, ces régions sont de plus en plus accessibles, notamment avec l’essor du trafic maritime sur un océan qui porte de moins en moins de banquise. Il y a une véritable folie industrielle: on creuse pour extraire des métaux précieux, des diamants, des terres rares et des hydrocarbures. Il faut voir ce que sont ces mines, de gigantesques entonnoirs de plusieurs kilomètres de diamètre et de plusieurs centaines de mètres de profondeur. Tout cela met de la matière en suspension dans l’air, des aérosols. Et les russes sont capables de faire sortir de terre des villes de cent mille habitants, en les alimentant en énergie avec un seul réacteur nucléaire flottant, ancré sur la côte. C’est de là que vient le risque, encore une fois des activités humaines : s’il y a de la matière infectieuse, des bactéries pathogènes, des virus, des spores comme celles de l’anthrax, le risque grandit que des humains soient contaminés. Eventuellement par des maladies contre lesquelles, nous pourrions n’avoir aucune d’immunité préalable. Par exemple, rien ne dit que la variole ne pourrait pas réapparaître, puisqu’on en voit les stigmates sur des cadavres exhumés par la fonte du pergélisol et qu’on en détecte du matériel génétique même si on ne sait pas s’il s’agit de virus encore vivants.
La variole pourrait donc réapparaître de là?
Oui, c’est possible et imaginez la panique que cela provoquerait et les conséquences pour l’économie mondiale. Car contrairement aux coronavirus qui tuent probablement autour 1% des gens contaminés, la variole tue 30 à 50% des personnes infectées et il faut un scaphandre pour se protéger. Mais ce n’est sans doute pas le pire, puisqu’on dispose d’un vaccin très efficace et très durable. De plus, cette maladie se détecte rapidement, puisqu’elle se manifeste sur la peau. Certains virus à long temps d’incubation sont beaucoup plus pernicieux, puisque des populations peuvent le transmettre pendant longtemps avant de se rendre compte qu’elles sont infectées. De ce point de vue, le virus du sida [apparu en Afrique de l’ouest, 1920, Kinshasa, Congo, NDLR] est un tueur presque parfait : il met des années avant de se manifester et peut se transmettre à de nombreuses personnes dans l’intervalle. Heureusement que nous disposons de thérapies qui l’empêchent désormais de tuer.
Vous évoquiez l’anthrax. C’est un problème récurrent dans les régions boréales?
Oui, il s’agit d’une bactérie, Bacillus anthracis qui provoque ce qu’on appelle la maladie du charbon. Sa particularité est de pouvoir former des spores qui peuvent rester dans le sol très longtemps (un peu comme des virus). Elle touche notamment les herbivores comme les rennes élevés en Sibérie. Il y a régulièrement des résurgences, notamment parce que l’essor des industries extractives a contraint les éleveurs nomades à changer les routes de transhumance. Auparavant, ils savaient éviter certaines zones à risques, qui dans la tradition sont considérées comme « maudites ». Mais aujourd’hui, les troupeaux sont parfois contraints d’y passer et cela a provoqué, en 2016, une épidémie dans un troupeau de rennes, qui a touché quelques éleveurs contaminés par la viande (1). Chez les rennes, les victimes se comptent par milliers.
Le réchauffement climatique déplace aussi des maladies à vecteurs des régions tropicales vers les hautes latitudes…
Oui, et d’une certaine manière, on peut dire que certains régions, comme l’Europe, sont prises dans un étau entre des risques sanitaires qui pourraient venir des hautes latitudes, et d’autres qui remontent de l’équateur. Je vis dans le sud de la France, et je tue tous les jours des moustiques tigres, qui sont susceptibles de porter le virus du zika, par exemple. Les vecteurs se déplacent rapidement, avec nos transports, nos voyages, notre commerce international, et ils trouvent des conditions climatiques qui deviennent plus favorables grâce au réchauffement. Mais il semble que les parasites et les virus se déplacent moins vite que leurs vecteurs. Car il y a toute une chaîne de transmission pour ces pathogènes, il ne s’agit souvent pas que d’un tandem entre le moustique ou la tique et un pathogène. Et si un des maillons de la chaîne manque, le vecteur ne sera pas porteur du pathogène. On assiste parfois à des événements de contamination sporadique à nos latitudes, mais le paludisme ne s’est pas réinstallé en Camargue, tout comme le zika n’est pas encore endémique dans les régions tempérées comme la nôtre. Le travail passé d’assèchement des marais (les fameuses « zones humides » prisées des écologistes), y est aussi pour beaucoup ! La préservation de la « biodiversité » n’a pas toujours que des bons côtés.
Propos recueillis le 9 avril 2020 par Denis Delbecq
(1) Plus de 1500 rennes sont morts de la maladie du charbon cette année-là. Plusieurs dizaines de personnes ont été malades, et un enfant est décédé. L’été 2016, la température dans cette région de Sibérie avait parfois atteint 35°C contre une moyenne de 17°C, provoquant une fonte importante du pergélisol.
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Un quatrième virus découvert dans le pergélisol sibérien (Sciences & Avenir, 2015
Un Jurassic Park microbien (pour un virus qui ne ressemble pas au coronavirus!) Haaretz, avril 2020
Faut-il craindre la résurgence de virus et bactéries disparus avec la fonte du pergélisol? Face à Face entre Philippe Charlier et Jean-Claude Manuguerra. La Croix, décembre 2019.
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